Est-ce que vous avez entendu ? Ou même : Est-ce que vous avez vu ? Ou bien est-ce que, chargés de souvenirs d'école du dimanche vous vous êtes précipités à la fin : «David courut rapidement à la rencontre du Philistin, prit une pierre dans son sac, la lança avec sa fronde et l'atteignit en plein front». Avez-vous vu avant ? Cette accumulation de pièces d'équipement, cette avalanche qui s'abat sur David ? Le vêtement, le casque, la cuirasse, et encore l'épée par-dessus. Avez-vous vu la touchante bonne volonté de David qui essaie loyalement d'accepter cet équipement, de faire un pas, de se mettre en branle, d'assumer son audace (dans quoi me suis-je fourré ?) : Impossible !
Alors vient le second moment, celui où David reconquiert sa respiration, sa liberté, sa mobilité; redevient lui-même.
J'adore cette histoire et vous invite à l'écouter, à la regarder; comme membres de l'Eglise, peuple en marche (j'aime que nous soyons un peuple !); comme chrétien individuel (j'aime que nous soyons des individus, au sens où Vinet parle d'individualité !), comme ministres (j'aime ces métiers de pasteur, de diacre; j'aime qu'ils soient à la fois métier et vocation !).
Prise au premier degré, déjà, cette histoire est un régal ! Au second degré, elle nous parle de lourdeur et de légèreté, de paralysie et de mobilité. Elle nous parle d'un équipement adéquat et d'un autre qui ne l'est pas.
Plus mystérieusement, il y est question d'un changement d'époque, d'un passage. Les héros de ce changement sont repérables. Ils sont désignés comme tels par l'écrivain biblique : Saül le passé, David l'avenir; Saül, celui avec qui Dieu était; David, celui avec qui Dieu se tient… Ils sont les héros. Mais le maître de ce changement, celui qui le fomente en profondeur, comme un grand complot, c'est Dieu. N'oublions pas cela.
Je rencontre dans la vie de l'Eglise quantité d'hommes et de femmes qui me font penser au premier tableau : — animés de zèle et de bonne volonté; désireux de s'engager; — mais atteints d'une sorte de lourdeur, de fatigue, de paralysie ! Il m'arrive de ressembler moi-même à ce David caparaçonné !
Qu'est-ce qui nous alourdit ? C'est étrange : des choses parfois très raisonnables, voire nécessaires. Exactement comme la cuirasse de David, son épée, son casque constituent un équipement raisonnable. C'est un peu le cas de nos innombrables et nécessaires groupes de travail… De l'immense éventail de nos possibilités de formation… D'autres choses sont plus suspectes ! Par exemple la façon que nous avons parfois de nous sur-responsabiliser. Ou de regarder seulement ce que nous n'avons pas su faire, pas pu faire, oublié de faire, pas eu le temps de faire, mais j'aurais bien voulu, je vous assure, j'y ai pensé, mais vous savez comme je suis chargé…
Denis Müller a eu raison de nous rappeler récemment que «nous ne sommes pas des titans de la transformation totale du monde total». Quand nous oublions cela, notre sérieux, nos exigences, légitimes et respectables, débouchent sur une mauvaise fatigue et sur une mauvaise conscience. Paralysantes ! Au lieu qu'ils reflètent le dynamisme, la créativité du travailleur heureux.
Mais ne nous focalisons pas sur l'équipement. Regardons plutôt David ! En un instant — il réalise que «ça ne va pas» — décide d'abandonner l'équipement, joint l'acte à la parole et porte ainsi cette décision devant le roi de façon indiscutable !
Ni Saül, ni le général Abner, ni les grands frères de David ne peuvent dire «mais…»
Nul irrespect de la part de David. Nulle contestation de l'autorité. Nulle provocation. Une grande liberté. Le bon sens le plus limpide. La confiance. Ce que fait David a l'air ainsi extraordinairement naturel, logique, spontané. En fait, c'est proprement miraculeux, car rien n'est plus difficile que de faire rapidement le geste juste et simple au bon moment. N'importe quel centre-avant vous le dira ! C'est le signe de la grâce qui habite David. J'ai envie de lui demander : Comment fait-on ? Je n'ai pas de réponse claire à cette question…
Mais cliquez maintenant sur le récit de l'évangile : c'est lui qui va nous permettre de faire un pas de plus ! Regardez : Comme David, les disciples sont en quelque sorte délestés d'un équipement lui aussi raisonnable, pour être revêtus de puissance et d'autorité. Pourquoi ?
Parce que le ministère auquel les Douze sont appelés, eux qui sont figure de l'Eglise universelle et chargés de la mission universelle, est un ministère d'allégement, dont ne peuvent témoigner que des hommes et des femmes allégés.
Nous sommes aujourd'hui membres du corps du Christ, chargés de mission, témoins de l'Evangile. Nous n'avons pas à imiter David ou les premiers disciples : je veux dire copier platement leur équipement, sans imagination, sans réflexion. Mais inspirons-nous de ce mouvement que j'appelle aujourd'hui «allégement». Il faut que nous puissions respirer, bouger, courir. Il faut que nous puissions faire tournoyer nos frondes. Et il y a bien sûr un rapport entre ces deux choses : un équipement restreint, voire minimum, et le pouvoir et l'autorité dont les disciples sont revêtus par le Christ. Lequel ? Je n'ai pas de réponse claire à cette question pourtant capitale. Mais j'aimerais dire quelque chose de cet allégement. Des indications plutôt que des choses péremptoires. Les choses péremptoires sont lourdes dès leur naissance…
L'allégement implique l'accompagnement doux des personnes que nous rencontrons; la plupart des gens ont besoin de se décharger en parlant; ils ont besoin d'être écoutés; mais ils ne le feront que si une relation de confiance a été créée; il est bon parfois de perdre du temps pour en gagner; si souvent, nous allons trop vite !
Mais les gens ont aussi besoin qu'on leur parle ! parce que la légèreté dont nous sommes les témoins n'est pas celle de la barbe à papa, qui ne laisse qu'une toute petite goutte sucrée et collante aux commissures des lèvres; ni celle que la Bible appelle buée, vanité; celle qui sent l'inexistence, l'évanescence ! C’est une légèreté fondée sur un approfondissement de l'être, une densité particulière d'être, un surcroît de vie !
Thérèse d'Avilla dit à ses sœurs : «Le monde est un feu et vous parlez de choses sans importance»… La légèreté évangélique vient du fait que Jésus parle de choses importantes, et simples, qu'il incarne. Des choses essentielles : le pain, le vin, le sel, la lumière, l'eau vive… C'est bien de cela qu'il s'agit, dans notre ministère commun. C'est de cela que le monde a faim et soif. Et vous aussi. Et moi aussi. Le chômage, la situation économique, les possibilités offertes par le génie génétique créent une inquiétude générale. Il faut s'occuper de cela. Il nous faut discuter la prochaine votation concernant la loi sur le travail. Il est bon que le Synode se penche maintenant sur le mandat confié à Madame Dominique Suisse. C'est cela, annoncer le royaume et guérir les malades ! Mais ces inquiétudes sont aussi le reflet d'angoisses plus profondes : et c'est à cette profondeur-là que notre témoignage de chrétiens est attendu. Dans l'espace intime et mystérieux où se forge notre aptitude à aimer, faire confiance, espérer. Ou notre inaptitude… Annoncer le royaume et guérir les malades, c'est permettre au Christ de pacifier le fin fond de l'être.
Gardons-nous de toute langue de bois ! Les gens sentent très bien; les gens ont de l'instinct, du flair; ils débusquent les discours qui ne sont que des cuirasses ! Ecoutez Jean Sulivan; «Où trouver quelqu'un qui soit consubstantiel à sa parole, ne souhaitant ni vous convaincre ni vous utiliser, qui n'a nul besoin de vous pour se rassurer lui-même, asseoir son pouvoir, qui ne vous prend pas pour faire nombre, comme objet de sa bienveillance ni de sa charité».
La légèreté va avec la mobilité. Le monde, les êtres sont vastes, mystérieux, divers. L'avenir largement ouvert ressemble tellement plus à un océan ou au grand bazar d'Istanbul qu'à un parcours fléché ! Pour nous faire tout à tous, il faut cette mobilité, et cette grande diversité des charismes dont l'Esprit a pourvu l'Eglise dès le commencement. Ce travail se poursuit : l'Esprit, inlassablement, imagine, diversifie, crée… Vous en êtes une attestation, vous, nouveaux ministres, avec votre parcours, votre formation et tout ce que vous êtes ! Il y en a une autre : les laïcs et leurs charismes, trésor encore très largement méconnu. J'entends par mobilité une espèce de souplesse et de largeur de vue. Là encore, pas de différence nette entre laïcs et ministres ! Tout juste des nuances que je vous laisse préciser.
Que vos regards portent loin ! sachez ce qui se passe en Russie, en Amérique latine, en Corée, au Rwanda, en Suisse allemande; prenez le pouls de l'Eglise universelle ! Allez passer une semaine à Bossey ! Mais allez aussi boire trois décis à la Croix fédérale à Champvent ou manger au Chamois au Sépey. Et vendredi ou samedi soir, allez vous balader au Flon; ou arrêtez-vous devant le Bleu Lézard ! Et écoutez ! Lisez les poètes, apprenez la lenteur, si vous avez lu un pavé de 500 pages — il faut bien, de temps en temps — baladez-vous avec un vers, un seul, ou avec un verset biblique ! priez; ne rencontrez pas que des gens d'Eglise ! Ne vous cantonnez pas dans le sérail ! Après une matinée entre ministres allez voir au moins quatre personnes qui n'ont rien à voir avec l'Eglise…
Pour finir, je reviens à David. Tout le monde sait que David a tué Goliath, et j'aimerais que cette histoire finisse autrement ! J'ai bien vu que Goliath est un géant et que son armement est terrifiant. Trop ! C'est une créature de cauchemar. Je soupçonne fort Saül et tout le peuple d'Israël d'avoir passablement fantasmé pendant leurs quarante jours de peur. On dit toujours qu'Israël a eu peur parce que Goliath était un terrible géant. Si c'était aussi l'inverse ? Si la taille de Goliath était le produit de la peur d'Israël ? Une bonne partie de nos Goliath sont des nains de jardin que notre peur a fait grandir.
J'écoute alors le poète me souffler : «Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours, qui attendent que nous les secourions». Je vous invite ainsi, nouveaux ministres, anciens ministres, laïcs, tout le peuple de l'Eglise, avec l'aide de l'Esprit, à ne vous laisser occuper ni par la lourdeur des choses, ni par la peur de l'avenir. David n'a pas vaincu Goliath par ses dons extraordinaires, mais parce qu'il avait confiance. Dieu était avec lui et il le savait. Mais il a gagné avec une fronde et un caillou et non avec l'équipement standard dont il a su se libérer
Amen.