Le Notre Père

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Chers Amis auditeurs, proches et lointains,

L'adage veut qu'on ne parle bien que de ce qu'on connaît bien, qu'on ne parle bien que de ce qu'on comprend bien. Nul doute, alors, que sur le registre de la tentation et des tentations, nous nous trouvions en pays de connaissance ! Assurément, rien de ce qui touche à la tentation ne nous est indifférent. "Les tentations que vous avez connues, nous rassure l'apôtre Paul, ont toutes été de celles qui se présentent normalement aux humains". (I Cor. 10: 13) Or, dois-je vous l'avouer, chers amis, ma dernière tentation avouable devant vous tous a été de vouloir renoncer à prêcher sur ce thème de la tentation...bien que je fusse, par ailleurs, tenté de circonscrire bibliquement ce sujet d'actualité oh! combien quotidien. Double tentation... j'ai renoncé à la première en prêchant néanmoins, ce matin, sur ce sujet d'une délicatesse spirituelle redoutable... tout en succombant à la seconde, par curiosité intellectuelle et spirituelle. ce qui n'aurait pas été pour déplaire à l'écrivain anglais Oscar Wilde, quand il prétendait que : "- le seul moyen de se libérer de la tentation, c'est d'y céder !"

Aussi, vais-je vous rendre complices de ma tentation tout au long de cette réflexion dominicale, et peut-être finir par vous tenter, au moins un tant soit peu, de prolonger votre itinéraire spirituel à l'aide des quelques jalons révélateurs que nous voulons vous offrir ce matin . Je dis : nous, car ces jalons spirituels proposés sont le fruit d'un séminaire oecuménique consacré à l'étude de l'Oraison dominicale ce week-end, ici, à Saint-Gervais. Je ne serais pas étonné si quelques-uns d'entre vous m'avouaient maintenant leur difficulté à prier le "Notre Père" dans sa version oecuménique, car il est vrai qu'il exige d'être rectifié mentalement à chaque ligne; à moins que vous n'ayez pris le parti de le réciter machinalement, sans trop penser à ce que vous dites, tout simplement parce qu'il est considéré comme un "formulaire" liturgique agréé, donc conforme. Même si certains Pères de l'Eglise considéraient que "l'Oraison dominicale est l'abrégé de tout l'Evangile" et si certains Réformateurs y découvraient "le modèle de toute prière chrétienne", on peut légitimement se demander aujourd'hui, à la lumière de la critique littéraire, ce qu'il y a de spécifiquement chrétien en elle, dans ce patchwork issu totalement de l'Ancien-Testament, donc de la tradition hébraïque.. voire préjudaïque, puisque tout le Notre Père, par petits bouts, se retrouvent dans des prières vieilles de plus de 4000 ans. Il est vrai d'autre part que la formule d'invitation à réciter l'Oraison dominicale donne ses lettres de créance au Notre Père : "et maintenant, d'un même coeur et d'une même voix, nous redisons la prière que le Seigneur lui-même nous a enseignée : ..."

Toutefois, notre version oecuménique ne collant pas avec les originaux (faut-il rappeler que seuls deux évangiles sur quatre en font mention, et de manière différente ?), elle ne colle pas non plus avec notre perception actuelle des Evangiles, avec notre foi chaque jour remise entre les mains du Seigneur, chaque jour branchée sur l'Amour de Dieu, chaque jour vivifiée par le Saint-Esprit. Le sauvetage du Notre Père, car certains en sont là, dont je suis, redécouvrent avec soulagement ce que le théologien orthodoxe et professeur Olivier Clément définit comme la "structure chrétienne" du Notre Père, qui elle peut être un vrai modèle : la première moitié, réservée à Dieu, rappelle la Trinité : Père, Fils, St-Esprit.

1. Dieu comme Père, donc Dieu d'Amour et non plus de Toute-Puissance.
2. Dieu ayant un Nom, un nom libérateur : Jésus-Christ, qui a révélé le Père.
3. Dieu ayant un Règne, celui qu'instaure le Saint-Esprit.
Et pour couronner le tout, la volonté de Dieu se réalise précisément dans cette conjonction "une et triple" d'un Règne de plénitude, vécu dans la libération en Jésus-Christ au nom du Père, Dieu d'Amour. Ce qui nous autorise, dans le respect de cette structure et de cette perspective spirituelle, à la faveur d'une transculturation indispensable, c'est-à-dire dans la pensée et les mots d'aujourd'hui, de retraduire, en clair, l'Oraison dominicale : Notre Père, ton Amour est en chacun. Chacun pourra te reconnaître comme seul et vrai Dieu en Jésus-Christ, ton Fils. Chacun est invité par le Saint-Esprit à vivre avec amour et foi ton projet de fraternité, paix, justice et joie. Chacun fera-t-il ainsi ta volonté, partout. Et dans la 2e partie consacrée à l'humain, nous poursuivons en ces termes : "Jour après jour, nourris chacun du pain qui renouvelle nos forces afin de vivre ensemble dans le partage. Vient ensuite le thème du pardon avec : "Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés." Là, le commentaire oecuménique officiel déclare : "Incapables que nous sommes d'acquitter notre dette et de mériter notre pardon, nous avons cependant une condition à remplir... pour obtenir pareille grâce : pardonner à ceux qui sont en dette à notre égard." (TOB - traduction oecuménique de la Bible - p. 102).

En antidote, je vous livre cette réflexion de Louis Evely : "Croyez-vous que Dieu se mette en colère, que Dieu punit, que Dieu se venge ? Alors vous en êtes restés à la mythologie ! Dieu ne punit personne : Il est amour. Mais l'homme se punit : il se prive de ce dont il a le plus besoin au monde : aimer et être aimé... Ils s'imaginent que c'est eux qui doivent mériter le pardon de Dieu, alors que c'est Dieu qui désire leur pardonner, infiniment plus qu'ils ne désirent être pardonnés." (LPHM p. 134-135).

Franchement, Dieu ne nous pardonnerait-il que dans la mesure où nous savons pardonner ? Certainement pas ! Car le modèle du pardon qui vient de Dieu ne peut être travesti par un quelconque chantage, du type "do ut des" (je te donne pour que tu me donnes) propre à la prière non-chrétienne. Le pardon de Dieu est tellement énorme pour nous qu'il nous l'offre gratuitement, sans condition, sans autre condition que de nous ouvrir à ce pardon.

En recevant le pardon, il se produit un changement, une conversion, je veux dire un revirement d'attitude : à mon tour je deviens capable de pardon, d'un pardon sans condition, à l'image de celui que j'ai reçu. C'est pourquoi, sans plus attendre, je suggère la rédaction suivante : "Ouvre-nous à la gratuité de ton pardon, ainsi saurons-nous pardonner à notre tour.

Et maintenant, chers Amis, pourriez-vous sans grimacer dire encore : "Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal" ?
Bien évidemment pas ! Même avec ses variantes abandonnées : "Ne nous conduis pas dans la tentation..." "Ne nous induits pas en tentation..." "Ne nous laisse pas tomber dans la tentation..." Ca ne colle pas : déjà cette soumission... Un Dieu d'Amour ne soumet pas : il propose, si c'est bon à prendre, il dissuade, si c'est dangereux. Est-il vraiment raisonnable de penser que le Dieu d'Amour veuille prendre le risque de nous mettre à l'épreuve pour lui prouver notre fidélité en résistant aux attaques d'une quelconque tentation ou d'un quelconque tentateur, dût-il être appelé "diable" ! L'apôtre Jacques, au moins, est formel sur ce point : "Que personne, dans la tentation, ne dise : c'est Dieu qui me tente. Dieu, en effet, ne saurait être tenté par le mal, et lui-même ne tente personne" (Jc 1/13) Dont acte ! Passons donc à un exercice plus périlleux : celui de définir la tentation, et surtout de comprendre de quelle tentation il s'agit dans cette demande du Notre Père. Dans le langage courant, la tentation désigne l'attrait qu'on éprouve pour quelque chose, particulièrement pour une chose mauvaise, ou du moins défendue; il s'agit d'un mouvement intérieur relevant de la psychologie. Comment passer de la psychologie et de la morale qui s'y rattache, à la spiritualité et à l'éthique qui en découle ? En d'autres termes : comment passer de la morale moralisatrice, culpabilisante et privative, à une morale édifiante, libératrice et épanouissante ? Ce n'est pas par hasard si l'évangile de Matthieu place la tentation de Jésus dans le désert directement après son baptême dans le Jourdain, et avant même que ne débute son ministère. Cette quarantaine au désert, dans les écrits bibliques, exprime toujours un tournant dans l'histoire du Salut. Jésus est ainsi envoyé en retraite spirituelle pour faire le point avant d'entreprendre sa mission. Il sait une chose : Dieu l'accompagne en la personne de son Esprit saint. Comme tout humain, Jésus bénéficie de son indépendance, même vis-à-vis de Dieu : il est un être libre capable de choisir. Et dès qu'il y a choix, il y a tentation entre bien choisir et mal choisir. La tentation n'est rien d'autre que cette voix intérieure qui ose s'exprimer librement ; c'est ce dialogue intime qui se déroule lorsqu'on est seul, dans le désert, dans le silence. Jésus dans le désert n'a d'autre interlocuteur que lui-même, mais habité de l'Esprit de Dieu. Pas de diable tel que le Moyen-Age l'a personnifié pour garder le pouvoir sur le peuple. On connaît les ravages spirituels, aujourd'hui encore, de cet attachement maladie à un démon sur lequel on rejetterait toutes nos inconséquences.

Jésus, dans le désert, est comme tout un chacun avec ses besoins, ses désirs, ses ambitions, bref, avec ses tentations, avec ses "démons", pourrions-nous dire. Et le pire démon auquel il puisse être confronté, c'est la tentation du pouvoir.

Le récit est assez éloquent à ce propos : il diagnostique trois dangers majeurs.

Premier danger : la toute-puissance, le magisme qui défierait toutes les lois, et comme "ventre vide" est prêt à toutes les concessions, on imagine aisément les ravages. Une petite voix intérieure lui souffle : pas la "toute-puissance", mais l'"amour" !

Deuxième danger : la main-mise, la disposition des autres pour ses intérêts, le droit de vie ou de mort pour soi et pour les autres. Une petite voix intérieure lui souffle : pas la "main-mise", mais "sa mise à disposition pour les autres", le service. Abandonner le rôle de Maître, pour endosser celui de Serviteur.

Troisième danger : l'athéisme, c'est-à-dire la soumission à ses propres démons pour se donner l'illusion de dominer seul, c'est prendre la place de Dieu, ni plus ni moins. C'est du même coup plonger dans la "servitude" en se coupant de Dieu. Une petite voix intérieure lui souffle : pas de "soumission", mais libération, pas de "domination", mais épanouissement dans un rapport filial avec le Dieu d'Amour; pas d'"athéisme" mais la foi".

Ainsi, "Ne nous soumets pas à la tentation..." spirituellement parlant, bien sûr, nous engage à "ne pas égarer notre foi". Au temps de Jésus, comme au temps des premières Eglises, la persécution pouvait entraîner "l'apostasie", le reniement de sa foi, considérés alors comme la plus désastreuse tentation. Aujourd'hui, on dirait plus volontiers "ne pas perdre la foi" face à toutes les sollicitations du monde. Ainsi, au lieu de dire : "Ne nous soumets pas à la tentation..." nous pourrions plus explicitement dire : Garde-nous de perdre la foi dans nos échecs, difficultés et souffrances.

Et à la place de ce "Mais délivre-nous du mal", nous pourrions avantageusement remplacer "mal" ou "malin" par "nos démons"; ce qui en transposition moderne se traduirait par "nos angoisses" et dire : "et délivre-nous de nos angoisses et de toute négativité."

Ouf ! Mes angoisses se dissipent !

En conclusion du Notre Père vient la doxologie : "Car c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire. Amen. "

Ainsi soit-il ? Non ! Pas si vite. Car cette conclusion, ou doxologie d'origine purement hébraïque cadre mal avec tout ce qui précède, trahit même l'identité de Dieu que nous avons proposée depuis le début. Au Règne absolu de Dieu , suggéré ici à nouveau, nous avons préféré cette "invitation à vivre avec amour et foi, paix justice et joie, sur laquelle nous voulons fonder notre vie, notre éthique et nos missions. A la puissance de Dieu qui suppose une soumission inconditionnelle, un esclavage stérile, nous avons préféré la puissance de son Amour qui nous éveille : à savoir le Saint-Esprit qui nous conduit de victoire en victoire dans la sacro-sainte liberté des enfants de Dieu. Quant à la Gloire de Dieu, je la découvre plutôt comme une manifestation de la simplicité et de l'humilité du Christ Serviteur, qui nous entraîne dans le service fraternel. Il nous invite à rayonner comme une lumière, à vivre vraiment notre joie de chrétiens. En Dieu, nous voulons fonder aussi notre rayonnement fraternel, notre doxologie pourrait être la suivante : "Ainsi voulons-nous fonder sur ton Amour nos réalisations, notre rayonnement fraternel, notre vie. Amen. "

Oui, ainsi soit-il ! N'est-ce pas mieux ainsi ? Et voici, pour terminer, la prière dans son ensemble, celle que je peux prier en toute conscience chrétienne, sans véhiculer des contresens théologiques qui en infirmeraient le sens évangélique.

Avec Lois Evely, une dernière fois, j'admire les virtuoses de l'interprétation, mais j'aimerais bien, quand je prie, pouvoir penser à ce que je dis, et non à me casser la tête pour lui faire signifier autre chose !" (LPHM p. 137)

Et je peux maintenant en toute sérénité spirituelle entrer en prière :

Le "N O T R E P E R E " du chrétien

Remise à jour en fraternité oecuménique, le 25 février 1995 à Saint-Gervais, de la version oecuménique officielle - TOB - datant de 1966).

Notre Père qui es aux cieux.
Notre Père, ton Amour est en chacun.

Que ton nom soit sanctifié.
Chacun pourra te reconnaître comme seul et vrai Dieu en Jésus-Christ, ton Fils.

Que ton règne vienne .
Chacun est invité par le Saint-Esprit à vivre avec amour et foi ton projet de fraternité, paix, justice et joie.

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Chacun fera-t-il ainsi ta volonté, partout.

Donne-nous aujourd'hui notre paix de ce jour. Jour après jour, nourris chacun du pain qui renouvelle nos forces afin de vivre ensemble dans le partage.

Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.
Ouvre-nous à la gratuité de ton pardon, ainsi saurons-nous pardonner à notre tour.

Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal.
Garde-nous de perdre la foi dans nos échecs, difficultés et souffrances, et délivre-nous de nos angoisses et de toute négativité.

Car c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire. Amen.
Ainsi voulons-nous fonder sur ton Amour nos réalisations, notre rayonnement fraternel, notre vie.

Amen.

(Version établie sur une étude du pasteur Jean-Pierre Menu et réalisée par un groupe de la Fraternité Sacerdotale Oecuménique (FSO) avec le Père Chrysostome et le groupe de partage LIBER de la paroisse de Saint-Gervais.)

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Desbaillet
Musique