Je porte en moi un rêve depuis longtemps ; en fait depuis ce moment où, ce devait être à la rentrée des classes primaires, j'ai reçu ma première carte de géographie du canton de Vaud. Tout y était, les plaines, les montagnes avec leur sommet symbolisé par un petit triangle, les cours d'eau, les lignes noires des chemins de fer, les gares avec leur petit rectangle blanc, et même les maisons des villages qui se détachaient si distinctement. Et puis tous ces noms de lieux que j'étais invité à découvrir et à apprendre aussi. Alors mon rêve c'était, depuis ma chambre, c'était de pouvoir, par des effets magiques, des puissances surnaturelles, de pouvoir sortir par la fenêtre et de monter, monter tout gentiment, tout tranquillement dans l'air, comme un ballon, comme Peter Pan, et d'ouvrir grand les yeux. De tout voir, de tout nommer, de tout comprendre : les champs, les vergers, les forêts, même le glacier des Diablerets. De monter, monter encore, jusqu'à ce que je voie mon canton comme la carte de géographie que j'avais reçue.
Je pensais ainsi que prendre de la hauteur m'aiderait à comprendre, à retenir aussi le nom des districts, des rivières, des sommets. Je n'en ai plus parlé, mais ce rêve est resté en moi, discret comme un grain de beauté sur mon coeur.
Et j'ai grandi, suffisamment pour faire quelques courses de montagnes, et en arrivant aux sommets, d'embrasser, comme on dit, d'embrasser la vue. Et de réciter les villages de la vallée de Joux, depuis la dent de Vaulion, les Alpes bernoises depuis la Videmanette, et toute la Riviera depuis ces rochers de Naye. Mais j'avais pas tout. Simplement un morceau de puzzle du rêve qui continuait à vivre en moi.
Les choses ont un peu changé, mais au fond pas tellement. Régulièrement, parce que les relations me semblent embrouillées, ou parce que les choix sont difficiles, j'ai envie de prendre de la hauteur. Peut-être aussi comme ce Jésus qui a tant à faire, tant à dire aussi. Et qui a besoin de prendre lui aussi de la hauteur pour saisir ce qui lui arrive. Pas pour comprendre, les disciples ne comprennent pas, mais pour vivre un temps particulier, suffisamment intense pour que le cours de la vie en soit marqué pour toujours, un peu comme ces expériences qui ne peuvent être expliquées, mais simplement racontées. Ordre du témoignage qui n'a pas d'autre raison. Que celle que veut bien garder Dieu lui-même.
Moïse n'a pas l'intention de faire autre chose que son travail de berger, et les disciples n'ont rien d'autre en tête que cette route poussiéreuse que suit le Christ. Mais et l'un et les autres sont aspirés dans un événement qui les dépasse, où les deux sens qui sont mis en éveil sont la vue et l'ouïe. Exactement comme dans une course de montagne. Tout à coup leur être tout entier, et leur foi en particulier sont mis en éveil pour une expérience avec Dieu, avec cette part de la réalité divine qui ne peut que se vivre . Dieu comme expérience physique.
On peut écrire de belles choses, chanter et claironner la montagne. Il en est une autre de la fréquenter, de l'apprivoiser, de la rencontrer, de la vivre.
Nous avons tous une montagne dans la tête : pour Pipe, des "Petites fugues", c'était le Cervin, pour d'autres, le Kilimandjaro, le Fuji-Yama, l'Everest. Avec tous les rêves qui y sont accrochés. Que doit-on voir depuis la plus haute pointe du globe ? Est-ce que l'air y est plus pur, plus rare, plus transparent ? Nous avons tous une image de Dieu et des choses de la foi, qui devraient être comme ceci ou comme cela. Et quand le décalage entre ce que je croyais être et la réalité s'écarte tellement, comme une crevasse de glacier, alors j'ai besoin de sécurité, d'une corde, d'un guide. D'un regard et d'une expérience, d'une histoire qui m'aide à passer l'obstacle.
Et de rêver de pouvoir s'élever au-dessus des difficultés, des aveuglements, des obstinations et des incompréhensions, à la manière de Peter Pan et de survoler les réalités en espérant ainsi y échapper.
Pour Moïse, comme pour les disciples, la montagne est un lieu de la présence de Dieu et aussi de sa révélation. Un lieu particulier, solennel, majestueux et en même temps privé. Comme si certaines choses devaient être redites, répétées, dans le face à face, dans l'intimité des êtres. Avec pour décor le dépouillement de la terre pour que celui qui est invité à écouter puisse effectivement entendre. La montagne est ce lieu à mi-chemin entre le ciel et la terre, entre le temps et l'éternité, entre le monde et Dieu . Et lorsque nous tentons l'exercice physique, de la montagne à vaches ou des hauts sommets, nous sommes entraînés dans ce dialogue avec nous-mêmes, du désir et de l'effort, de la décision d'aller et de la joie et du soulagement d'y arriver ; et aussi dialogue avec la création : parce qu'on ne peut pas tout faire : les limites sont là pour nous redire à leurs manières que nous restons des créatures fragiles. Se dépouiller de nos prétentions, et de nos ambitions, prendre le temps du chemin et de la veille. Dieu ne se donne pas toujours immédiatement, il ne se confond pas non plus avec la montagne elle-même qui ne reste qu'un décor, qu'un lieu particulier pour ce dialogue, pour ce tête-à-tête.
En ce sens, la montagne telle qu'elle nous est racontée dans l'Ecriture est une parabole qui désigne le lieu du détour et de la patience, un peu éloigné du quotidien et de ses soucis, loin de la ville et de ses bruits, loin des autres avec leurs préoccupations, mais simplement dans cette quête de Dieu. La montagne, ce n'est pas une route impossible ou étrange, comme un chemin initiatique où il faudrait des codes, des clés de compréhension, un vocabulaire, des attitudes choisies, non, la montagne c'est ce lieu où je suis seul, avec mon effort, avec mon bâton, sans les poids que je porte à longueur de semaine dans la plaine; la montagne, c'est le temps que je m'offre pour faire le détour de Dieu, et où Dieu fait le détour pour moi. Vous savez, comme ces moments qui surviennent tout à coup et qu'on finissait par ne plus attendre. Pour beaucoup d'entre nous, il va falloir descendre dans la plaine tout bientôt, si ce n'est déjà fait. Les horaires, le travail, les habitudes vont reprendre leur place. Avons-nous pu, durant ces semaines de vacances, posé nos charges et nos fatigues ? Ou bien redescendons-nous sans avoir ouvert le sac ? Est-ce que le détour par la montagne, en matière de foi, change vraiment quelque chose à notre façon de comprendre la vie, de l'organiser, de la transfigurer ? Ou bien ne s'agit-il que d'une ballade spirituelle, mais rien d'autre.
Moïse et les disciples vont se faire redire finalement quelque chose de bien banal. Dieu va refaire les présentations. Un peu à la manière de ces panoramas qui désignent le paysage au sommet. "Je suis le Dieu de ton Père" et "Celui-ci est mon Fils que j'ai choisi". Mais on le sait. Il ne les a tout de même pas fait monter jusque-là pour leur répéter un article de catéchisme. Le savoir est une chose, mais Dieu veut entraîner les croyants sur le chemin de la Vie. Il veut que la foi ne soit pas une réalité à côté d'autres, comme une activité ou un hobby, mais que le face-à-face avec Lui soit total, entièrement mobilisateur; et donc que croire, déposer sa confiance en Dieu, c'est une expérience d'un ordre physique dont les conséquences peuvent être très diverses : Moïse va tenir une véritable conférence avec Dieu; les disciples redescendent dans la crainte et le silence. La rencontre laisse des traces, comme une avalanche, comme pour bien redire que se tenir devant Dieu, c'est voir sa vie entièrement recomposée par lui. Se tenir devant Dieu ,c'est comme se tenir devant un très grand feu, devant la gloire céleste; un peu comme ces guides de haute montagne aux visages burinés, taillés par le soleil, le vent et le froid. Ca laisse forcément des traces. Je veux croire que ce que nous rapporte Luc, c'est l'histoire d'une double transfiguration: celle du Nazaréen qui s'en va vers sa mort, et aussi celles de ceux qui le côtoyaient et qui pensaient, peut-être, qu'en immobilisant les choses, en créant des refuges éternels pour les grandes figures du passé, ils pouvaient vivre leur foi. La grande histoire de la libération du peuple d'Israël commence avec ce dialogue entre Dieu et Moïse. La grande histoire de l'Eglise, d'une Eglise qui est invitée à faire le détour par la montagne de la révélation se nourrit aussi de ce moment-là.
Une montagne qui est ainsi le cadre d'une double révélation : celle de la parole de Dieu, et donc de Dieu lui-même, du Dieu vivant, de Jésus-Christ qui redit aux hommes que l'histoire avec lui continue. Que sa fidélité nous rejoint là où nous sommes appelés à vivre, dans les conditions que nous connaissons, et que, parce qu'il l'a promis à nos pères, il reconduit aujourd'hui cette promesse d'être avec nous pour toujours. Mais pour cela il nous invite à l'écouter et à l'entendre, à faire le détour de la montagne, à prendre de la hauteur, à vivre le chemin escarpé, peut-être rude de la foi, à prendre le risque de l'effort et de la veille, à sortir de nos attentes où tout devrait nous arriver tout cuit. A risquer aussi la méprise, les faux chemins, les retours en arrière, les arrêts.
Vouloir occulter cette étape ne fera que renvoyer à l'orgueil et au témoignage carte postale, comme celle que l'on envoie aux autres depuis la terrasse qui nous accueille après l'effort. Si Dieu se retire en montagne, c'est pour nous redire qu'il est décidé, plus que jamais, à faire la course de la vie avec nous. Non pas en refuge, en abri comme ceux qui ne mettent jamais le nez dehors, mais en compagnons aimant, en cordée d'hommes, de femmes, d'enfants qui savent que les beautés de Dieu, comme celles de la montagne sont encore plus belles une fois revenus en plaine. Simplement pour inviter d'autres à cette aventure.
Amen.