Je vais bien, même très bien. Les vacances ont été délicieuses, je me suis reposé, je suis bronzé, juste ce qu'il faut, la mine engageante, heureux de retrouver le rythme du travail, accroché aux inattendus, à la fidélité des rencontres et à tous mes projets lentement mis en place cet été et qui viendront - tels des bulbes - fleurir mon hiver. Je vais bien, même si je sais qu'ailleurs les gens se battent pour des idées et des histoires de famille. Mais comme je ne peux pas porter toutes les misères du monde, je m'arrange un peu avec moi-même. Eh oui, on se protège comme on peut. Alors quand l'autre jour un ami m'a demandé si j'étais jaloux, "mais jaloux de quoi ?" "Ah, ça, c'est à toi de le savoir !" Je me suis demandé dans quoi il voulait m'emmener. "Non, ça va bien mon vieux, t'inquiète pas, je crois que j'organise ma vie le mieux possible, j'essaie d'être fidèle à certaines valeurs et ça ne marche pas trop mal." Je n'avais pas fini de lui répondre que se bousculaient en moi des tas de choses, un peu puériles, certes, mais que je n'allais pas lui avouer sur le champ. Pensez donc : on a sa fierté. La chose aurait pu s'arrêter là, et se fondre dans l'oubli, mais voilà, il avait touché une de ces réalités avec laquelle je me démène depuis longtemps. J'avais même fini par lui donner une chambre dans le logement de mon existence et on avait fini par cohabiter pas trop mal, parce que pas trop souvent.
Le fils aîné appela un de ses serviteurs et lui demanda ce que cela signifiait. Qu'est-ce que cela veut dire ?
J'ai tout ce que je peux raisonnablement souhaiter : la santé, un travail, un logement, une sécurité sociale, des relations pas trop nombreuses et pas trop compliquées. Et me voilà embarqué dans une histoire qui vient grailler le monde.
Le serviteur lui répondit : "Ton frère est revenu, et ton père a fait tuer le veau que nous avons engraissé, parce qu'il a retrouvé son fils en bonne santé.” Et c'est là que les choses basculent. Insidieusement. Se faufile alors en moi l'idée que des choses pourraient me manquer. Ah, mais pas l'impossible, j'ai ma fierté. Juste un peu plus pour que ça aille un petit peu mieux. Pas comme tous ces gens qui demandent le Pérou et qui ne sont jamais satisfaits. Non... Moi, il me faudrait pas grand-chose, un tout petit peu plus de sous, mais attention, pour en faire profiter les autres aussi, et aussi un peu plus de temps pour profiter de petits plaisirs, ne plus être pris par le travail; peut-être un esprit un petit peu plus riche qui discerne les réalités discrètes. Et puis surtout, une plus grande foi, pas nécessairement celle qui transporte les montagnes ou qui ferait de moi un ermite, un saint, mais une foi dénuée des soucis et des problèmes que chacun se pose sur la mort, la souffrance, les relations qui finissent, celles qui pourrissent, les injustices, et le sens de ma vie. A propos de vie, si j'avais juste deux ou trois choses comme un physique plus agréable, plus sportif, quelques cheveux gris en moins et le succès aux lèvres.
Jaloux, moi ? Mais de quoi ? Non, je vous dis, pas de quoi en faire une histoire.
Parce qu'avec le cadet qui est revenu et les honneurs qu'on lui a rendus, il y aurait de quoi juste dire un mot.
Vous avez vu : c'est toujours les mêmes qui raflent tout. Ces financiers, par exemple, qui font plonger des entreprises et qui finissent dans les îles, ces étrangers qui viennent chez nous et qui se font une situation alors que beaucoup ici n'ont que leur travail et même pas les fruits. Sans compter tout cet argent qu'on envoie à ces gens qui se battent pour soi-disant leur donner à manger. Mais n'allez pas plus loin, certains voisins se font la guerre avec des mots.
Nous, nous sommes travailleurs, économes, ponctuels, attachés à la fidélité. Moi, jaloux ? Non, mais faut pas pousser.
Ce qu'il a dû en ruminer ce fils aîné, et comme je me sens proche de lui, de cette reconnaissance que je ne cesse pas d'attendre sur ce que je fais, ce que je vaux, ce que je suis. C'est ce que j'entends, au fil de mes rencontres avec les gens. "Nous avons travaillé toute notre vie qu'on en a le corps tout déformé". Peut-être aussi l'esprit. Est-ce qu'à force de me perdre dans le travail et les frustrations je viendrais à me courber aussi l'esprit ? Le fils aîné va se laisser saisir par la colère et refuse d'entrer dans une maison où on se moque de lui. Si les choses respectaient un ordre logique, admis par tous, le monde arrêterait de courir après son sens, les bons seraient récompensés et les mauvais pardonnés, mais que les bons soient au moins reconnus, tonnerre. Dieu, que l'on a besoin de cela, de ce regard de bienveillance et de bonté sur nos vies et nos personnes, sur le fait que nous avons de la valeur et donc des mérites. Et que pour pouvoir exister simplement l'ordre des valeurs et des mérites est nécessaire. Et c'est le drame du fils aîné, c'est notre drame aussi. Nous crions à l'injustice, et nous préférons nous isoler pour ne pas avoir à nous retrouver face à un regard, face à une voix qui viendrait contester nos choix. Nous sommes à un moment ou un autre des gens du refus, en nous enfonçant dans la certitude de la bonne foi de notre travail, de nos convictions, de nos engagements et aussi de notre foi. C'est l'expérience fondamentale de la jalousie : garder tout en nous pour ne pas avoir à partager, surtout pas les joies qui pourraient passer par là.
Il doit y avoir une telle soif de puissance et de pouvoir en nous parfois qu'on en devient sourd, sourd à la parole paisible de Dieu. Ouvert qu'à une seule chose, assouvir mon désir.
J'ai reçu alors la parabole et j'ai reçu les mots comme un immense émerveillement : tendresse, pardon, fête, dépêchez-vous baiser, serrer contre lui, paroles, repas, retrouvailles, joie, heureux, vie. Il ne s'agit que de la transparence de l'amour du Père qui n'est pas là pour nous reprocher nos réactions, mais pour nous inviter à changer notre manière de voir les choses. Les choses ne vont pas trop mal pour nous, même si on pourrait faire mieux. Et l'évangile n'est pas toujours le moteur d'une conversion exceptionnelle, médiatique, unique et définitive. La conversion, c'est-à-dire ce changement proposé par le Père, c'est de reconnaître l'amour dont je suis au bénéfice; ça, me direz-vous, je peux faire, encore qu'il va falloir passer un torchon sur mes vieilleries, mais aussi accepter que mon père aime mon frère cadet et qu'il se réjouisse de son retour. Il y a comme une vieille peur qui traîne en nous et qui paralyse notre pensée : celle de manquer, manquer de travail, manquer de respect, manquer d'être aimé, manquer de sens, à ce point que partager viendrait à élargir ce manque-là. Et voilà le drame : devoir partager l'amour d'un père, de se réjouir avec lui que sa joie déborde et dépasse les frontières du concevable. Et de légiférer, d'avoir le sens des limites, ceux qui font partie de la famille de l'Eglise et les autres, ceux qui croient et qui vivent différemment et à qui on pardonne mal une erreur, un retour, un changement, trop occupés au bétonnage de nos convictions et de notre propre justice.
Aujourd'hui (à l'image de ces trois enfants qui ont reçu le baptême), l'invitation qui retentit est celle de la joie, du retour à la vie. A nous d'entendre cela, nous qui persévérons sur le chemin de ce que nous croyons juste, comme le fils aîné : la découverte de la liberté de Dieu, c'est qu'il aime tous les hommes, ses enfants, les bons - ceux de la maison - et les autres. Qu'est-ce qui nous scandalise ? Qu'est-ce qui nous fait douter de la cohérence de ce Dieu-là ? Qu'est-ce que ça cache finalement ? Qu'est-ce que nous devrons perdre pour entendre cela ?
C'est le mystère du Royaume de Dieu, c'est à la fois tout simple et tellement difficile à entendre : un monde nouveau où les marginaux, les vagabonds, les mendiants de la vie sont invités à entrer dans la maison de leur Père et où nous arrêterons d'avoir peur qu'il n'y ait pas assez de place pour nous.
Entrer dans la joie, poser le regard de Dieu sur ma situation et prendre part à la fête, cette jubilation de savoir que d'autres peuvent la recevoir et en vivre. Bien sûr, le travail continuera demain, bien sûr nous serons confrontés un jour encore à la souffrance et à la mort, bien sûr nous devrons apprendre à nous séparer de nous-mêmes, mais entre-temps, si nous croyons que l'éternité a un sens, entrons dans le temps présent, si nous pensons que l'invisible comme l'amour total et définitif est la réalité ultime, rendons-le visible pour nous faire à cette présence. Parce que seules les petites choses de l'existence peuvent nous parler des grandes choses de Dieu.
L'histoire racontée par Jésus aujourd'hui ne dit pas comment elle se termine; peut-être parce que les derniers personnages n'ont pas dit leur dernier mot, parce que nous ne sommes pas enfermés par la Parole de Dieu. Ce n'est pas l'alternative maintenant ou jamais, il s'agit d'un autre ordre : celui qui déverrouille les situations et les rend à notre joie. Et pour certains d'entre nous, cela advient plus tôt que pour d'autres; parce qu'en amour il n'y a pas d'autre ordre que celui de Dieu, pas d'autre joie que celle offerte par le Père.
"Je l'ai retrouvé". Ma vie, mon regard sur mes frères et mes sœurs qui ont besoin d'un espace différent, et aussi sur les choses qui ne sont que des choses, pour finalement entendre ce cri de joie de Dieu : "Je l'ai retrouvé".
J'entends mieux, grâce à cet ami de l'autre jour, le cri de joie de Dieu aujourd'hui. Maintenant, il me faut rejoindre la fête.
Amen.