Dites-moi, frères et sœurs, êtes-vous encore capables de vous étonner et de vibrer à l'écoute ou à la lecture de ces textes qui racontent les événements de Noël ? Peut-être difficilement parfois. Remarquez que si je pose ainsi cette question et si j'ose tenter d'y répondre comme je viens de le faire, ce n'est pas pour vous provoquer inutilement, mais c'est parce que j'imagine que vous êtes un peu comme moi, tellement habitués à entendre ces récits que nous risquons de ne plus les entendre que comme une mélodie de fond pour un décor convenu.
Bien sûr, on s'en voudrait de ne pas les lire et on serait un peu désorienté de ne pas les entendre à cette époque de l'année. Mais y a-t-il encore quelque chose derrière la litanie ? J'ai parfois l'impression que non et que beaucoup sont, face aux récits de Noël, un peu comme l'élève à qui l'on demandait de réciter le livret et qui s'exécutait en débitant une espèce de mélopée qui ressemblait à ceci : mamama ma, mamama ma, mamama ma. Et lorsque le maître s'en étonnait, il répondait qu'il ne se souvenait que de la mélodie, mais plus des paroles.
Oh ! bien sûr, à propos de Noël on sait en général encore un peu plus que la mélodie. Certaines paroles restent, indissolublement liées au décor traditionnel. Encore que le décor que l'on met en place très largement et très tôt peut aussi susciter des paroles curieuses, comme en témoignent ces réponses d'enfants qu'on a pu lire l'autre jour dans un journal de la région biennoise. Ils répondaient à la question : connais-tu l'enfant Jésus ?
Voici ce qu'on a pu lire :
· Il vient chaque Noël chez moi. Il apporte des cadeaux et il décore l'arbre de Noël. Il a des ailes blanches.
· Il apporte des cadeaux et il a des habits blancs et il a des ailes
· Il dépose des cadeaux sous l'arbre. Je l'ai déjà vu à la télé et il a des oreilles très pointues.
· Il apporte des petits paquets à Noël au milieu de la nuit, je ne l'ai encore jamais vu. J'espère qu'il m'apportera une PlayStation.
· C'est le Père Noël qui m'apporte des cadeaux et pas l'enfant Jésus. Il a, je crois, beaucoup de cheveux et des ailes. Mais il ne vient pas toujours.
Quelque chose de la mélodie est encore là, mais ça détonne fortement. Mais même si la mélodie et quelques paroles sont encore là, ces récits nous font-ils encore vibrer ? Nous mettent-ils encore en route, comme jadis les bergers par l'annonce qui a retenti dans la Nuit de Noël ?
Il est vrai que la nouvelle qu'ils ont entendue et qu'ils ont répercutée ensuite après s'être rendus à la crèche est tellement incroyable et tellement bouleversante qu'on peut comprendre qu'aujourd'hui beaucoup l'arrangent un peu à leur profit : la course à la consommation avec le père Noël pour héros et guide, ça a l'air plus valorisant et plus stimulant qu'une visite dans une écurie. En tout cas, nous dit l'Évangéliste Luc, tous ceux qui entendaient ce que racontaient les bergers étaient étonnés. Comme Marie d'ailleurs qui cherchait à comprendre le sens de tout cela. Déjà la première prédication chrétienne n'a rencontré que le scepticisme.
D'ailleurs, les bergers eux-mêmes avaient sans doute été les premiers à s'étonner d'être témoins d'une telle annonce : " Il vous est né aujourd'hui, dans la ville de David, un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur. " Comment se pouvait-il qu'une nouvelle de salut et de libération destinée à tout le peuple, et qui donc impliquait une certaine puissance et un certain pouvoir pour faire face aux Romains leur soit communiquée à eux, les bannis de la société ? Car ce que nous savons des bergers à cette époque en Palestine montre qu'ils étaient des marginaux.
Obligés de vivre loin des villes et des villages à cause de leurs troupeaux, et donc coupés de toute vie sociale et de toute vie religieuse, ils avaient appris ce que signifie la nécessité de ne compter que sur eux-mêmes. Repoussés en effet de toute vie sociale à cause de leur mauvaise réputation et écartés de la vie religieuse parce qu'ils ne pouvaient pas se plier aux règles de piété exigées de tout bon juif, ils étaient de parfaits marginaux.
Et les marginaux, on le sait bien, n'attendent en général plus rien de la société, ni de personne. Qu'attendre encore quand on est déjà sur les marges de la société, tout nous pousse à y rester ? Et de qui attendre encore quelque chose ? Il n'y a plus rien à attendre de personne, pas même de Dieu.
Les gens proches de la synagogue et les pharisiens ne cessaient d'ailleurs de le leur faire comprendre à chaque occasion : Dieu ne saurait se préoccuper de ceux qui vivaient tellement en marge des règles communément admises. Non, les bergers n'attendaient plus rien de Dieu non plus. Quant à la vie, il suffisait qu'elle suive son petit bonhomme de chemin, à la suite des troupeaux. Et les sentiers étaient tellement connus qu'ils ne pouvaient plus réserver aucune surprise. Pas davantage que le ciel dont ils connaissaient sans doute toutes les étoiles depuis fort longtemps, et dont ils savaient traduire les signes annonçant les changements de temps.
C'est vrai, quand tout est catalogué et classé, quand tout est balisé, quand les règles semblent tellement bien établies que rien ne peut se dérouler en dehors du cadre déterminé, il ne reste plus de place pour l'imprévu. Ni pour le changement. Ni même pour l'étonnement. Il ne reste plus qu'à vivre et à reproduire des journées prédéfinies, jusqu'à ce que mort s'ensuive, en s'arrangeant du mieux qu'on peut avec la réalité. Une réalité que même un recensement de tout l'empire ne saurait changer vraiment. Tout au plus allait-il les verrouiller encore un peu plus dans leur case de marginaux.
Et c'est là, au cœur de cette banalité, qu'a éclaté l'incroyable. Quoi donc ? Nous ne le savons pas au juste. Impossible pour nous de savoir ce qui s'est passé cette nuit-là dans le ciel de Palestine. Ce qui est sûr, c'est qu'il s'est passé quelque chose de tellement extraordinaire que les bergers n'ont pas pu l'exprimer autrement qu'en parlant de la présence d'anges. Tout à coup la présence de Dieu s'est imposée à eux de telle manière qu'ils en ont été bouleversés. Mais en même temps une présence tellement proche qu'ils en ont eu peur.
On peut les comprendre d'ailleurs : comment Dieu pourrait-il tout à coup se préoccuper de créatures aussi marginales que les bergers si ce n'est pour les punir ou même les anéantir ? Toute autre raison de cette présence est inimaginable. J'imagine bien que même la déclaration rassurante de l'ange n'a pas dû les rassurer beaucoup : " N'ayez pas peur, car je vous apporte une bonne nouvelle qui réjouira beaucoup tout le peuple… "
Et parce qu'ils acceptent de ne pas rester seulement spectateurs, mais de se laisser bouleverser et surprendre, parce qu'ils acceptent de croire que la vie n'est pas déjà toute programmée d'avance, avec d'un côté ceux qui sont pour toujours en odeur de sainteté devant Dieu et de l'autre ceux qui sont et seront toujours en marge, ils se mettent en route. Mais pour trouver quoi ? Quel signe de la présence de Dieu vont-ils bien trouver qui puisse calmer leurs peurs ? " Voici le signe qui vous le fera reconnaître : vous trouverez un bébé enveloppé de langes et couché dans une crèche. "
Contrairement à l'opinion généralement admise, Dieu n'est pas dans la puissance et la magnificence. Il n'est pas là où les humains ont décidé que résidaient le Bien et la Dignité. Sa Toute-Puissance se manifeste dans un petit enfant couché dans une crèche et non dans un roi ou dans un dirigeant; dans une étable et non dans un palais ou un hôtel de gouvernement, pour que tous les rejetés du monde, tous les marginaux et tous ceux qui attendent encore quelque chose de la vie puissent aller s'incliner devant la crèche et en être transformés. Pour que tous ceux qui sont encore ouverts à l'avenir retrouvent une espérance.
Car tout cela n'est pas de la légende, ni du passé seulement. Et il n'y a pas que les vies des bergers d'autrefois qui semblent tellement balisées et canalisées par les règles de la société en même temps que par leurs propres choix qu'ils ne semblent plus capables d'aucun étonnement ni d'aucun changement.
La vie d'aujourd'hui est parfois tout aussi balisée et canalisée que ne l'était celle des bergers et celle des autres exclus de la société juive du début de notre ère. Elle nous semble parfois tellement banale que nous n'en attendons plus rien. Et nous savons bien tout au fond que même la frénésie des achats de Noël n'y changera rien.
Ou alors la vie nous a tellement enlevé et elle nous a tellement laminés que nous sommes désabusés. Nous ne sommes parfois même plus capables de mettre les mains en visière à notre front pour tenter de déceler les signes d'un renouvellement. Nous nous contentons de survivre, puisqu'il le faut bien. Mais sans enthousiasme.
Pourtant la nouvelle qui a retenti dans le ciel de Galilée demeure une Bonne Nouvelle pour aujourd'hui. Emmanuel, c'est vrai aujourd'hui encore : Dieu se fait proche, et c'est toujours au cœur de la vie la plus quotidienne qu'il veut se manifester, pour peu que nous acceptions de nous étonner, de nous laisser interpeller et de nous mettre en route. A nous de découvrir sa présence dans les signes qu'il nous adresse, même si ce ne sont pas des signes aussi évidents que l'éclair, même s'ils paraissent presque insignifiants.
Dieu se fait humain, proclament les récits de Noël. Cette histoire extraordinaire de la naissance de Jésus dans une crèche à Bethléem, puis les récits des rencontres qui se sont produites sur les chemins de Galilée et de Judée, témoignent de l'expérience bouleversante de ces hommes et de ces femmes : Dieu les a rencontrés dans leur vie quotidienne. Et parce qu'ils ont accepté cette rencontre, ils en ont été illuminés et leur vie en a été transformée. Ceux et celles que la vie avait rejetés ont retrouvé un sens à leur existence et une place dans l'histoire.
Accepterons-nous de ne pas demeurer simplement spectateurs d'une scène émouvante ou auditeurs d'une belle mélodie ou encore gardiens de belles traditions, mais de nous laisser toucher au point de nous mettre en route comme autrefois les bergers ? Accepterons-nous d'emboîter le pas aux bergers qui vont adorer ? Il y a en tout cas encore de la place dans ce cortège. Et pour nous aussi la lumière peut jaillir de l'enfant de la crèche et nous renouveler.
Amen !