La foi pas donnée à tous...

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En montant vers Saint Pierre, mon regard a été attiré par la vitrine d’un antiquaire de la vieille ville ou était exposé un joli damier ancien, incrusté d’ivoire et d’ébène. Chacun sait qu’un damier, ce tableau de bois divisé en cent cases blanches et noires, sert au jeu de dames ou d’échec. On sait moins que le damier est un symbole classique du monde spirituel, représentant les forces contraires qui s’opposent dans la vie et dans l’univers. Les cases blanches et noires illustrent les potentialités opposées du destin.
Plaçons en imagination ce damier en toile de fond de nos lectures de ce matin. Jésus racontant la parabole du bon grain et de l’ivraie, et l’évangéliste, qui rapporte la parabole et la commente, concluant que l’humanité se sépare entre fils du royaume et fils du Malin. L’apôtre Paul recommandant aux chrétiens d’une antique cité de Grèce de prier afin d’être préservés des méchants, car la foi, dit-il, n’a pas été donnée à tous. Et le prophète Esaïe, exaltant le Dieu unique, seul maître du bien et du mal – Dieu seul – crée la lumière et les ténèbres, Dieu seul fait la paix et fait le mal
Nous obtenons une image de ce qu’on appelle la prédestination. Ceux qui vont vers le salut, sur les carreaux blancs. Ceux qui vont vers la perdition, sur les carreaux noirs. Et Dieu d’avance a fixé la règle pour chacun selon son bon plaisir.

Le thème de la prédestination – à part peut-être le nom de Jean Calvin – n’évoque plus grand chose. Vous vous demandez: Qu’avons-nous à faire avec cette théorie bizarre, qui ne nous concerne plus ? Effectuons un petit retour en arrière.
Le Réformateur de Genève a professé la prédestination sous sa double forme, mais ne l’a pas inventée. Il a interprété de nombreux passages bibliques comme ceux que nous avons lu. Esaïe, Jésus, Paul et d’autres se sont avant lui mesurés à cette énigme.
Pour Calvin, comme pour Esaïe, seules importent la grandeur et la souveraineté de Dieu Dieu seul est grand, Dieu seul est le Maître. Tant pis si cela débouche sur des perspectives qui nous choquent. C’est dans l’infini de Dieu et en lui seul, que les ambivalences de ce monde prennent leur origine : Dieu crée la lumière et les ténèbres, Dieu fait la paix et fait le mal.
En face de ce Dieu impressionnant, le fidèle s’incline et adore. Il éprouve de la joie et de la fierté en le voyant si grand-Dieu. On a l’impression qu’il ne cesserait pas de le bénir quand bien même il se verrait écrasé par Lui. C’est un peu l’attitude de Job.

Un Dieu inquiétant et incompréhensible, direz-vous ! Oui, mais n’est-il pas, du même coup, un Dieu intéressant, qui nous empêche de ronronner ? La prédestination parle d’un Dieu qui n’est pas modelé sur nos désirs et nos aspirations. Dimanche dernier, l’aumônier de l’université, Philippe Chanson, a rappelé que pour les Réformés, l’autorité de l’Écriture Sainte est un principe de base. Alors savons-nous écouter la Bible lorsqu’elle nous contrarie ? Spontanément, nous aspirons à un Dieu qui soit grâce, pardon et amour. Très bien. Mais la Bible évoque aussi un DIEU cruel et arbitraire qui, sans que nous comprenions pourquoi, préfère le sacrifice d’Abel à celui de Caïn. Que faisons-nous de ça ?
Un athée contemporain a eu ce mot : « Si Dieu existe, il est tellement au-dessus de nous que toute parole à son sujet est une ânerie… » Ce mot pourrait être une parole de mystique. Il montre que chez certains athées, le divin est très actif quoique recouvert par un rejet.
Alors que chez bien des religieux, Dieu est vraiment mal-en-point. La religion humaine l’a en quelque sorte capturé, enfermé dans la cage des rites et des discours pieux où il n’en finit pas de dépérir. À force de réduire le Dieu vertigineux de Moïse et de Jésus à une divinité gentillette et lénifiante, qui materne ses créatures, il est devenu aussi niais qu’ennuyeux. Nos Églises devraient mieux se garder de la facilité du cocooning spirituel !
J’ajoute qu’au XVIe siècle, la prédestination n’était pas du tout ressentie comme angoissante par les fidèles. Une doctrine angoissante n’aurait eu aucun avenir. L’âme du huguenot baigne dans une tranquille certitude. Le fondement de sa foi est la sereine conviction d’appartenir au troupeau choisi par Dieu. Et lorsque Jean Calvin prêche ici même à Saint-Pierre (ce qu’il a fait si longtemps et si souvent), il lui est permis d’espérer pour ses auditeurs que Dieu les compte au nombre des élus. Leur présence au temple est déjà un indice favorable. Dieu leur manifeste sa bienveillance en les attirant dans ce lieu ou sa parole est prêchée.

J’en viens au présent. J’accorde volontiers que la théorie de la double prédestination n’est plus recevable aujourd’hui. Notre mentalité a changé et nous, modernes, avons une autre idée de la liberté. Il n’en reste pas moins que les textes demeurent, et qu’il faut les réinterpréter. Je reprends l’exemple du damier. Si au lieu de voir dans le damier une image de l’humanité divisée en deux, les élus sur les cases blanches et les réprouvés sur les cases noires, on y voyait une sorte de miroir de l’âme? Si le damier était en chacun de nous ?
Alors notre conclusion de la parabole du bon grain et de l’ivraie sera différente de celle de Matthieu, qui envoie sans hésiter les fils du malin dans la fournaise. Jésus a pu vouloir dire autre chose que ce que l’évangéliste a compris. Ainsi le champ, dans lequel poussent, entremêlés, le bon grain et la mauvaise herbe, ce pourrait être le champ de notre vie. Notre âme n’est-elle pas un mélange de lumière et d’ombre, de courage et de lâcheté ? Dans la manière dont nous nous soucions du prochain, n’y a-t-il pas un mélange d’amour et de haine, de générosité et d’égoïsme ? Et nos actes ne sont-ils pas un mélange de succès et de ratage, de grandeur et de médiocrité ?
Avec toute la gamme possible des nuances intermédiaires. Au point qu’il nous est impossible de faire le tri. Jésus prévient: vous risqueriez, en arrachant la mauvaise herbe, d’arracher en même temps le blé. Le remède pourrait être pire que le mal.
Attention au fantasme de la pureté ! C’est exactement comme si, ayant copieusement arrosé son jardin de désherbant, on constatait qu’à partir d’une certaine quantité de produits, la terre refuse de donner quoi que ce soit. Le sol est devenu stérile. Il aura absorbé tant de poison que rien ne pourra plus y fructifier. Tant que nous sommes en cette vie, nous n’avons d’autre choix que d’assumer l’unité cachée de la bonté et de la cruauté.

Bien avant les psychologues modernes, l’Écriture sainte affirme qu’un être humain est un tressage entre plusieurs forces contradictoires. La distinction entre bon et méchant ne s’opère pas entre moi et les autres, mais dans le regard que je porte sur moi-même. La ligne de partage ne passe pas entre moi et les autres, elle passe à l’intérieur du moi. Voilà pourquoi il n’y a pas les pêcheurs d’un côté et les justes de l’autre, mais chacun est à la fois pécheur et juste.
Donc évitons les catégories simplistes, les sauvés dans le Royaume à ma droite et les candidats à la grillade éternelle à ma gauche ! Devant Dieu, je me découvre à la fois élu et réprouvé. Une partie de moi est prédestinée à la lumière, une autre partie prédestinée aux ténèbres. Cela paraîtra à la moisson. La moisson, image somptueuse du jugement final qui sera porté sur nos œuvres. Car il y aura un jugement. Tous nos actes ne se valent pas. Vivre sous le regard de Dieu, c’est se poser en permanence la question de la désobéissance. Dieu doit commencer par être un Dieu contre nous avant de pouvoir devenir un Dieu avec nous.
La moisson, ce sera le tri de Dieu, un criblage entre la mauvaise herbe et le blé de ma vie. Tout ce en quoi ma vie aura été féconde, créatrice, bienfaisante et aimante, tout cela sera recueilli en Dieu. Le reste, la mauvaise herbe, la part d’ombre, retournera au néant auquel elle est destinée. Mais la mauvaise herbe seulement, pas la personne ! Il y a une fournaise pour la mauvaise herbe, pas pour la personne.
Et pour finir, si la foi m’a été donnée alors que pas à d’autres, je me tromperais lourdement à conclure que je suis sauvé et pas ces autres. Simplement ce don me prédestine à être, là ou je vis, un point de rappel de ce grand Dieu incompréhensible et gracieux, qui n’entend perdre aucun grain de blé levé dans cette humanité qu’il a créée et qu’il aime.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Delor
Musique
Celia Cornu-Zozor, soprano et Leili Chmouliovski, soprano