Les démons, les dieux et moi

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Écouter le culte :

J’ai découvert en feuilletant un dictionnaire que le nom donné à une variété de grippe très virulente, l’influenza, signifie littéralement « influencé par le démon ». Étonnant, n’est-ce pas ?
Le Nouveau Testament a été écrit dans un langage que les gens puissent comprendre. L’évangéliste Luc emprunte les images populaires de son époque pour exprimer quelque chose d’important sur la condition humaine. Il était banal, dans l’Antiquité, d’attribuer la maladie aux démons ou aux esprits mauvais. De même que la maladie s’oppose à la santé, le démon incarne tout ce qui, dans l’existence humaine, se met en travers de la vie telle que Dieu la veut pour nous.
Nous comprendrons aujourd’hui nos démons comme les contraintes intérieures qui pèsent sur nous : les pulsions, les passions, les addictions. Les contraintes externes aussi, telles que l’asservissement économique, les déterminismes sociaux, les oppressions diverses…
Devant ce que représente Jésus, les démons prennent peur et s’enfuient.
L’Évangile met en scène une révolte contre tout ce qui hante l’homme et le maintient en esclavage. Le but de cette révolte est l’émergence d’un individu libre, capable de choix éthique et de responsabilité. Cette révolte doit impérativement se rejouer pour chaque génération, pour chaque vie singulière.

Luc affirme que le pouvoir exorciste de Jésus vient de Dieu. Jésus est donc connecté à une source supérieure, et c’est ce qui pose un problème à ses adversaires, qui le suspectent d’être un sorcier.
Si l’on y réfléchit, on constate que cette source relie directement Jésus à la grande figure de Moïse.

En effet, c’est Moïse qui mène les Hébreux hors du pays d’Égypte. C’est Moïse qui leur transmet la Loi commençant par ces mots : « Je suis l’Éternel ton Dieu qui t’ai fait sortir de la maison de servitude. » C’est Moïse qui fait accéder son peuple à la liberté.

L’Égypte symbolique et non historique de la Bible représente un système économique asservissant, ne laissant aucune place à la singularité de chacun. L’Égyptien lui-même était soumis à une économie extrêmement planifiée.
On peut en voir l’illustration sur les frises des personnages représentés dans les fresques des temples et des tombeaux de la vallée de Rois, où ils sont distingués par leur fonction et non par leurs visages singuliers. On reconnaît les marins, les agriculteurs à leurs outils, mais ils se ressemblent tous. L’Égyptien sans visage, esclave de son propre système, était incapable de tisser avec l’autre des relations fondées sur la liberté. C’est pourquoi il avait projeté son aliénation sur les autres, en soumettant les Hébreux à l’esclavage.

Une telle situation est très actuelle. L’homme moderne est numérisé, informatisé, réduit à des rôles déterminés de l’extérieur, ou alors il est laissé de côté, abandonné. Il a l’illusion d’être libre devant le champ quasi infini des possibles offerts par la modernité. Mais être animé par ses passions pour réaliser tel ou tel désir est une forme subtile d’asservissement que nous confondons avec la liberté…

En vérité, il n’est pas de liberté sans libération des contraintes internes et externes. La liberté n’est pas une donnée première, elle est une conquête. On ne naît pas libre, on le devient. C’est une vocation. On est appelé à la liberté qui est la condition essentielle de la foi et de la relation avec Dieu.

Tel est le sens de ce passage de Luc. La vertu de la Parole de Dieu manifestée par Jésus appelle au dépassement des contraintes qui nous enferment, de telle sorte que nous découvrions notre identité profonde, ce « toi-même » déjà promis à Abraham à qui Dieu dit : « Va vers toi-même ! ».
En effet, pour faire émerger mon vrai visage, pour découvrir qui je suis vraiment, il faut que les démons soient expulsés et que je devienne libre. La liberté va avec la santé spirituelle.

Relevons maintenant une note moins triomphaliste. Aux versets 24 à 26, Jésus emploie une image domestique. La maison de ma vie a été balayée et rangée par le souffle de Dieu. Pourtant ce n’est pas gagné ; elle n’est pas rangée et nettoyée une fois pour toutes. Les démons expulsés peuvent revenir et sévir de façon pire encore. Ma liberté est un combat de chaque jour. Ce n’est jamais une situation acquise. Les esclavages tant internes qu’externes menacent constamment.
Comment comprendre cela ?

À nouveau, il s’agit d’une situation très actuelle. Vous avez remarqué à quel point, depuis quelques années, le débat public s’est confessionnalisé. Les identités religieuses sont omniprésentes, sous des formes souvent agressives. Les revendications communautaires se multiplient et les tensions avec.

Le psychiatre Tobie Nathan, dans un essai récent, parle de la guerre des dieux. Il remarque que même les guerres prennent de plus en plus la forme de guerres de religion. Il va jusqu’à se demander si nous avons raison de penser que nous avons tous le même dieu en dépit des différences de rites et de croyances. Croire que nous avons un dieu commun même s’il est prié différemment ne résout rien, depuis le temps qu’on le répète !
La seule chose certaine est qu’il existe des identités religieuses qui ne se ressemblent pas et qui ont tendance à se combattre. Aujourd’hui, nos sociétés européennes apparaissent piégées par le conflit des identités. Leur exacerbation est un phénomène inquiétant pour l’avenir proche.

Attention, l’identité est nécessaire et légitime ! La découverte de qui je suis vraiment devant Dieu est le sens de la sortie de mon Égypte intérieure et le but de l’expulsion des démons. Si le sel perd saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il ne s’agit ni de se diluer, ni de s’affadir.
Mais je ne dois pas perdre de vue que mon identité peut se transformer en démon tourmenteur et la religion peut devenir une maison de servitude. Les démons peuvent revêtir le masque de la folie des dieux. Si je me persuade que j’obéis à une volonté qui me dépasse et que cela me donne un droit absolu sur les autres… Ou si je crois que la vérité de Dieu telle que je la conçois me place au-dessus de la loi commune des hommes. Plus je serai sincère dans ces convictions-là, plus je serai dangereux.
De cette folie-là, qui nous délivrera ? J’ai parlé tout à l’heure de santé spirituelle. Il arrive que la santé laisse place à la maladie. Nous sommes atteints de maladie identitaire. En plus, la maladie est contagieuse d’une religion à l’autre.

Dès lors, la question se pose: comment entretenir la maison de ma vie pour rester libre de la liberté que Dieu donne sans me transformer à mon tour en démon ?
Pour un chrétien, la réponse est évidente : par l’écoute de la parole de Dieu. Mais la parole de Dieu réfléchie, celle qui fait appel au sens de la mesure, au discernement et à la maîtrise de soi selon les termes apostoliques. Pour le dire autrement, la réflexion et la raison.

Ma liberté et ma foi chèrement conquises doivent être entretenues en permanence par la réflexion et la raison, faute de quoi mes croyances risquent de devenir une nouvelle prison, une nouvelle aliénation. Alors, tel l’Égyptien sans visage de la Bible, esclave de mon propre système identitaire, je projetterai mon aliénation sur les autres.

Nous allons commémorer à la fin du moi de mai le 500ème anniversaire d’un personnage hors norme de la Réforme, trop méconnu encore, Sébastien Castellion.
Castellion a été le seul à son époque à oser réfléchir aux questions qui nous occupent ce matin et il en a payé le prix parce que ce faisant, il s’est mis toutes les parties à dos. Il a dénoncé les ravages des identités meurtrières qui se donnaient libre cours en ces temps troublés. De toutes ses forces, il a combattu les violences commises au nom de la foi et de l’idéal chrétien. Il a parfaitement perçu comment les démons, je le cite « tendent toujours les mêmes filets pour prendre les consciences et jettent les semences des mêmes persécutions ». C’est pourquoi il a plaidé inlassablement pour la tolérance réciproque, la liberté de conscience et le bon usage de la raison.
Il nous a laissé un texte posthume qui porte un titre admirable : « De l’art de douter et de croire, d’ignorer et de savoir ».

On ne saurait mieux dire que la vie spirituelle est un art de l’équilibre et un maniement de l’entre-deux qui réclame du bon sens.
Dieu est au ciel et toi sur la terre.
Puissions-nous vivre de la liberté que Dieu donne, en harmonie avec notre prochain aussi différent soit-il.

Amen.

La visée thérapeutique de l’Évangile est bien connue. Dans ce passage, Jésus affirme combien le Dieu de la Bible ambitionne de délivrer l’être humain de tout ce qui l’asservit et le disperse. Mais dans le contexte troublé d’aujourd’hui, où les conflits prennent de plus en plus des allures de guerres de religions, qui délivrera les êtres humains de la folie des dieux ?

Détails

Avec la participation de
Liliane Schneiter
Orgue
François Delor
Musique