Écouter le culte :
Penchons-nous sur un passage de l’évangile de Marc aussi sympathique que rare. Sympathique, parce qu’il s’agit d’un échange amical entre Jésus et un savant versé dans les Écritures saintes. Rare, parce que nous sommes plutôt habitués à percevoir Jésus à travers le prisme des polémiques entre la synagogue et les premiers chrétiens, dont le Nouveau Testament se fait l’écho. Même si les différences entre juifs et chrétiens demeurent, nous n’avons plus aucune raison aujourd’hui d’endosser ces querelles anciennes et datées, surtout qu’elles nous masquent la profondeur à laquelle Jésus s’enracinait dans sa propre tradition.
Quel est le plus important des commandements ?
C’est une question classique de l’enseignement rabbinique. Peut-on résumer la Loi de Moïse en une formule ? On cite volontiers le mot de Hillel l’Ancien, un maître qui vécut à l’époque de Jésus. Un jour, un gentil (un non juif) vint demander à Hillel de lui apprendre la Loi dans son entièreté. Hillel lui déclara : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. C’est toute la Torah, le reste n’est que commentaire. Maintenant va et étudie. »
Pour sa part, Jésus répond par des citations extraites du livre du Deutéronome, en particulier celle-ci : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta force, de toute ton âme, de toute ta pensée… »
Il est instructif de se référer au texte original lorsque celui-ci est cité dans le Nouveau Testament. En comparant avec Deutéronome 6, nous constatons que Jésus ajoute une glose de son cru : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ta pensée » ou de toute ton intelligence, traduction à choix. Cela sous-entend-il que sa propre tradition aurait oublié la pensée et qu’il la rajoute ? En aucun cas ! Jésus insiste plutôt sur un élément présent depuis toujours. La pensée est un des modes de relation de l’homme avec Dieu. Jésus vise ces non-juifs qui s’adressaient à lui comme à Hillel. Il dit à leur intention ce qui va sans dire, mais qui va mieux en le disant. Et le scribe approuve.
Ma question sera simple : qu’est-ce que cela signifie, aimer Dieu de toute sa pensée ? Je vois trois orientations aussi évidentes que concrètes.
La première concerne la transmission de la foi. La foi n’est pas une science que l’on pourrait enseigner comme l’arithmétique, mais elle demande quand même quelques connaissances, à commencer par celle de la Bible. De même, l’expression de notre foi suppose un minimum d’ordre et de méthode si l’on veut être crédible et compris. Il y a forcément de la pensée dans la foi.
Un grave problème actuel consiste dans ce qu’un auteur a appelé la sainte ignorance. L’analphabétisme religieux se répand de plus en plus, on le constate tous les jours et pas seulement parmi les jeunes. La perte de repères est évidente. Or, aimer Dieu, c’est poser et transmettre des repères pour les générations futures…
En second lieu, aimer Dieu de toute sa pensée, c’est prendre du recul par rapport aux émotions collectives et aux formules toutes faites. Pour quelqu’un qui choisit de devenir chrétien, la grande affaire s’énonce ainsi :
- Vais-je me satisfaire du confort d’être entre soi et me contenter de la chaleur du groupe ou vais-je essayer d’aller un peu plus loin ?
- Vais-je adopter un credo tout fait, adhérer à une pensée unique et tenir un discours conforme ou apprendre à penser par moi-même ?
- Le but n’est-il pas de marcher avec mon Dieu personnel pour qu’il m’aide à trouver ma voie ?
Pourquoi donne-t-on un nom au moment du baptême ? Parce que Dieu s’adresse à ce qu’il y a d’unique dans une personne. La foi de Matthieu, Marc, Luc ou Jean, ce n’est pas la foi en général, c’est la foi pensée par Matthieu, par Marc, par Luc ou par Jean.
Troisième orientation, aimer Dieu de toute sa pensée, c’est sortir de soi pour communiquer avec les autres. Cet aspect est abordé par l’apôtre Paul à propos de ce qu’il appelle le parler en langues. Il s’agit d’une manifestation mystique dont il ne conteste pas la réalité, mais il trouve que son principal défaut est son hermétisme. On n’y comprend rien. À quoi sert une révélation privée si je suis incapable d’expliquer le contenu ?
Pour Paul, l’intelligence est ce qui rend intelligible, donc ce qui établit un lien de compréhension entre moi et les autres. L’enthousiasme spirituel ne doit pas faire oublier l’exercice de la pensée.
La foi, c’est de la communication et du dialogue. Avec nos frères et sœurs chrétiens, certes, mais aussi avec nos contemporains quels qu’ils soient. Avec la société civile, avec les sciences, avec la culture. La foi n’a rien à craindre du monde profane. Ce serait plutôt le contraire ; il n’est rien de pire qu’une foi craintive et recroquevillée sur elle-même. Elle risque alors de basculer dans l’insignifiance, soit parce qu’elle n’est plus comprise, soit parce qu’elle n’a plus rien à dire. Dans les deux cas, il y a déficit de pensée de notre part. Nous ne servons pas Dieu comme il nous est demandé.
Maintenant, une orientation supplémentaire de l’amour de Dieu par la pensée, moins évidente que les trois précédentes, est suggérée par le récit lui-même. Vous avez entendu le scribe commenter la réponse de Jésus : ce que tu dis vaut plus que toutes les offrandes et les sacrifices. Jésus trouve cette remarque pleine d’intelligence.
La pensée aurait donc quelque chose à voir avec le fait de distinguer le fond de la forme, l’essentiel de l’accessoire, l’esprit de la lettre.
Il se pourrait bien que ce soit une recommandation de lecture. Aimer Dieu de toute sa pensée, c’est lire l’Écriture sainte avec son intelligence aussi.
Car Dieu n’a pas prononcé chaque mot, chaque expression, chaque phrase de la Bible. Elle n’a pas été écrite sous sa dictée, il ne l’a pas fait descendre du ciel verset après verset. La parole incréée est un mythe et une impossibilité ici-bas.
Pourtant, c’est à partir de ce vaste recueil d’écrits humains que la parole de Dieu peut advenir.
Comment ?
Le philosophe Emmanuel Lévinas a une superbe formule : la lettre est « l’aile repliée de l’Esprit ». Le travail de la pensée sur la Bible contribue à déployer les ailes de la lettre, afin qu’elles nous frôlent et nous inspirent des perspectives sur nous-mêmes.
Au détour de l’un de ses innombrables sermons, Calvin se laisse aller à une affirmation surprenante: « La Bible est une chose morte, sans aucune vigueur ». Ce n’est ni un lapsus, ni un dérapage. Le réformateur considère que, matériellement, la Bible est un livre parmi d’autres, sans plus. Elle ne devient Parole de Dieu que sous l’action du Saint-Esprit.
Au cours du culte, nous prononçons toujours une prière d’illumination au moment des lectures. Nous demandons à Dieu de nous guider afin que ça nous parle. Il arrive souvent que des paroissiens me disent à la sortie du culte : « Ah, vous avez parlé pour moi ce matin… » Mais ce n’est pas moi seulement, c’est un Autre qui nous a reliés, un Autre que nous appelons l’Esprit.
J’en déduis que le Saint-Esprit, ce n’est pas de l’excitation nerveuse mais de la pensée. Notre pensée est rendue amoureuse de Dieu et du coup capable de déployer les ailes de la lettre pour soi et pour autrui.
La Parole de Dieu ne vient pas de façon passive. Elle exige un investissement total de nos forces mentales et intellectuelles. Imaginez que nous ne préparions plus nos cultes, par exemple. Que nous laissions libre cours à la seule spontanéité, au happening, à l’improvisation permanente… Ce serait dramatique. Le Saint-Esprit n’est pas un kit de secours pour les paresseux.
L’échange entre Jésus et le scribe se conclut par : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu ». On termine par un hommage magnifique de Jésus à l’intelligence humaine tendue vers Dieu.
En même temps, c’est une limite. Aimer Dieu de toute sa pensée ne signifie pas qu’on puisse espérer le comprendre. Dieu est par définition incompréhensible. Notre pensée ne nous fera jamais entrer dans ses secrets. Elle ne nous rendra jamais semblable à Lui.
Elle nous prépare seulement à recevoir le Royaume qui s’approche en Jésus Christ.