Les protestants menacés d’insignifiance

image

Écouter le culte :

Le dimanche de la Réformation se présente comme un dimanche de l’entre-soi pour rappeler les grands principes sur lesquels nous fondons notre foi protestante et réfléchir à notre destinée commune. Considérant la grande pitié qu’inspire l’état actuel de nos Eglises, ce ne serait pas du luxe.
On ne saurait oublier cependant que les Réformateurs n’ont pas voulu créer une Eglise de l’entre-soi. Ils ont voulu construire une Eglise depuis laquelle retentisse la parole de Dieu pour tous les chrétiens et, par delà eux, pour quiconque est disposé à l’entendre.
Aussi ma réflexion de ce matin s’adressera aux protestants, mais également je l’espère aux chrétiens d’autres obédiences et bien sûr à quiconque s’interroge et se trouve à l’écoute maintenant.

Qu’en 2015 nous traversions en Europe occidentale une période de mutations profondes sur tous les plans est une évidence. Les chrétiens et les Eglises ne sont pas épargnés par ces mutations. L’avenir à moyen terme est illisible et nous sommes très fragilisés, au point que parfois, nous en arrivons à douter de nous-mêmes.
Avons-nous encore une raison d’être ?
Existe-t-il seulement une singularité chrétienne ?
A ces questions vitales, l’apôtre Paul répond catégoriquement oui : « Ne vous conformez pas au temps présent mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence ». Paul énonce ici un postulat. Il existe une singularité chrétienne qui ne se trouve nulle part ailleurs et qui ne ressemble à aucune autre. Elle découle de la foi. Il faut la conserver et la cultiver. En une époque d’incertitude généralisée, elle est plus nécessaire que jamais.
En d’autres termes, l’apôtre dit : « Soyez d’abord vous-mêmes ! Ayez confiance dans l’esprit qui vous anime et trouvez des solutions aux problèmes qui se posent à partir de votre façon singulière de voir, la vôtre, non pas celles qui circulent en dehors de vous. »

Il faut bien reconnaître qu’au naturel, nous ressemblons un peu à des éponges. Nous nous imprégnons de l’esprit du moment et nous nous faisons manipuler à notre insu. Je ne connais pas de milieu plus perméable aux modes diverses et variées que nos Eglises. Nous consentons au relativisme généralisé des valeurs et de la vérité, nous acquiesçons à la modernité compassionnelle, nous suivons les catégories en usage et les idéologies en vigueur. A tel point que, vu de loin, plus rien ne nous distingue d’associations philanthropiques, humanitaires ou politiques. Ce n’est pas en soi déshonorant, mais le risque encouru est celui de la disparition dans l’insignifiance. Si nous nous contentons de relayer la doxa commune sous un habillage de piété, à quoi servons-nous ? Que devient la singularité chrétienne ?

L’apôtre Paul veut que nous apprenions à penser contre les vents dominants. La foi nourrit une vision de l’homme marquée par l’espérance et non par la fatalité, par l’être et non par le néant, par le salut et non par la perdition, par la vie et non par la mort. Toutes choses qui sont aujourd’hui à contre-courant. Or ces choses-là sont seules susceptibles de renouveler notre intelligence.

Je sais bien que le conformisme est plus facile et confortable ! Penser à contre-courant demande du courage. C’est pourquoi Paul évoque un sacrifice vivant rendu à Dieu, par lequel il est permis de comprendre le sacrifice du conformisme.

Cela posé, demandons-nous à quoi sert la singularité chrétienne. Il ne s’agit pas de se distinguer pour se distinguer, par pure coquetterie, cela n’aurait aucun intérêt.
Il s’agit d’introduire de vraies nouveautés dans le monde. L’homme intérieurement renouvelé participe à l’avènement de quelque chose de nouveau et de positif dans le monde.

Nous sentons bien que nous parvenons au terme d’un cycle. Il faut offrir à nos Eglises qui souffrent de dépérissement et à nos contemporains de vraies nouveautés, sinon l’avenir sera très compromis. Un rebondissement est absolument indispensable.
Seulement la nouveauté oui, mais pas n’importe laquelle et pas à n’importe quel prix !

Nous devons offrir des nouveautés qui tiennent la route, qui soient enracinées dans la singularité chrétienne, sinon ce seront des bulles de savon sans aucune durée.
Le scribe de Matthieu présente une parfaite illustration de la manière dont les choses authentiquement neuves apparaissent. Nous devinons ce scribe penché sur un rouleau de la Torah et n’ignorant rien de la Torah orale qui l’accompagne, c’est-à-dire la collection des nombreux commentaires et débats suscités par le texte saint. Le scribe tire de ce trésor ancien de nouvelles interprétations pour la compréhension spirituelle de son présent et de celui des siens.

L’erreur la plus répandue consiste à répudier le passé sans précaution. La doxa de la modernité affirme que la nouveauté ne se fait que par la négation du passé, voire sa destruction, comme le voulait Mao Tse Toung.
Le scribe de Matthieu enseigne le contraire. On ne peut concevoir l’avènement de la nouveauté qu’en retournant au point d’origine. Les Réformateurs ont renoué, à travers les Ecritures saintes, avec un état ancien qui, au fil des siècles, s’était dégradé de leur point de vue. Ce faisant et peut-être sans le vouloir, ils ont accouché d’une Eglise nouvelle.

Nous devrions réévaluer notre approche de la tradition. Je suis conscient que le mot tradition est mal perçu ; il résonne vieillot, conservateur réactionnaire. On oublie pourtant qu’il signifie transmission. Les protestants s’imaginent volontiers qu’ils sont affranchis de toute tradition, mais c’est faux. Depuis cinq siècles, ils en ont une et cette tradition mérite mieux que d’être répudiée sans autre forme de procès. Mieux encore, le simple fait de placer la Bible au centre du culte les connecte à la tradition ancestrale qui précède la Réforme. Nous pourrions aussi, à la manière du scribe, tenir compte librement des vastes commentaires et débats auxquels deux mille ans de chrétienté ont donné lieu… Tel est le trésor commun de tous les scribes honnêtes parmi les chrétiens, trésor dans lequel nous devons puiser, parce que c’est là que se trouve le secret de la nouveauté.

Maintenant, pour que la singularité chrétienne fasse sentir ses effets bénéfiques, pour qu’elle nous permette d’amorcer effectivement un nouveau cycle, il faut être des gens fiables, qui inspirent confiance aux autres. L’apôtre Jacques met en garde les docteurs et les prédicateurs sur la responsabilité qui est la leur, celle de la parole publique. En fait, une telle responsabilité incombe à chacun selon la place et les moyens qui sont les siens.

Force est de constater que la sphère religieuse a mauvaise presse aujourd’hui. L’inflation des spiritualités donne le tournis, le prosélytisme suscite la méfiance, le réveil des obscurantismes et du fanatisme fait peur. Comment s’y retrouver, à qui faire confiance ?
C’est vrai qu’il y a de la fausse monnaie. Il y a des marchands d’illusion, des propagandistes et des affairistes. Une publicité diffusée cette semaine pour un spectacle chinois promet sans modestie « l’expérience du divin »…
Tout ne se vaut pas, loin de là, et le risque de perdre son temps est élevé.

En même temps existe l’attente très forte chez nos contemporains d’un ancrage authentique, capable de renouveler valablement leur vie.
Cette attente se traduit par ce qu’il est convenu d’appeler le malaise identitaire. Tout se passe comme si nos sociétés européennes étaient entrées dans une grave crise d’identité. Nous ne savons plus très bien qui nous sommes et qui sont les autres. Beaucoup ont le sentiment de ne plus être reliés à rien, de flotter dans une sorte d’apesanteur et de tenter de vivre dans une société devenue totalement liquide et fluctuante (1). Ce malaise n’est pas seulement d’ordre culturel, démographique ou ethnique. Ce malaise est au premier chef métaphysique. Il traduit un vide de sens, un vide de Dieu et un besoin éperdu de retrouver le point fixe de la transcendance.

La réponse spirituelle au malaise identitaire, nous la possédons : elle consiste dans la singularité chrétienne. La réponse au malaise identitaire, c’est la parole de Dieu. C’est elle qui donne à l’homme son identité en lui révélant qui il est et qui est Dieu. C’est la parole de Dieu qui relie à l’Etre, qui rassemble ce qui est divisé et qui dote l’humain d’un centre de gravité.
Encore faut-il que celles et ceux qui répercutent cette parole soient fiables. Sinon, il en ira comme dans la parabole : si un aveugle guide un autre aveugle, ils tomberont tous les deux dans le fossé…
Donc, frères et sœurs chrétiens, nous avons à être des gens de la tradition qui guident leurs contemporains vers des points de repère sûrs. Et aussi des gens de la nouveauté parce que nous croyons à l’avenir.

Par-dessus tout, nous devons incarner ce que nous offrons. Seul celui qui a parcouru pour lui-même le chemin peut y guider les autres.
C’est bien ce que Jean Calvin a voulu dire lorsque, dans la toute première phrase de l’Institution Chrétienne, il écrit :
« Toute la somme de notre sagesse, est située en deux parties : c’est qu’en connaissant Dieu, chacun de nous aussi se connaisse. »

(1) Cf. « Qu’est-ce qui nous unit » par Roger-Pol Droit, 2015

Chaque année, le premier dimanche de novembre amène la fête de la Réformation. Mais peut-on parler de fête lorsqu’on voit l’état de nos Églises en Suisse romande? Tout se passe comme si le déclin des protestants touchait chez nous à son terme. Les protestants sont-ils en train de disparaître de la scène pour cause d’insignifiance. Est-il trop tard pour faire retour à l’Écriture comme fit jadis Esdras, qui la lut devant le peuple assemblé pendant toute une journée ? Est-il trop tard pour reconstruire? Peut-être pas…

Détails

Avec la participation de
Jean Luc Magnenat
Orgue
François Delor
Musique
Patrick et Matthieu Bielser, Bernard Besse et Thomas Berger, trompettes