Écouter le culte :
Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme, craignez plutôt celui qui peut laisser se corrompre l’âme et le corps dans la géhenne.
Cet enseignement de Jésus intervient dans un contexte précis. De façon prémonitoire, il envisage des moments difficiles pour ceux qui se réclameront de lui. Lorsque Matthieu rédige son Evangile, les tensions entre les chrétiens et la synagogue sont devenues très vives, la région est en proie aux turbulences politicomilitaires, des persécutions sont exercées contre les partisans de la foi nouvelle. Il s’agit de galvaniser le courage et la détermination d’une génération malmenée par l’Histoire.
Il est des temps et des lieux où de telles paroles retentissent plus fortement qu’en d’autres. Nous sommes, en Suisse, des chrétiens bien tranquilles et confortablement installés. Logiquement, ces paroles paraissent lointaines, abstraites, on ne se sent guère concernés.
Elles sont pourtant très concrètes pour les chrétiens d’Orient, qui subissent une persécution quasi génocidaire à l’heure où je parle.
Et selon un récent rapport émanant des Nations Unies, les chrétiens de toute obédience sont actuellement les plus persécutés dans le monde.
Voici déjà des informations qui relativisent notre tranquillité et notre confort.
J’ajoute que « ceux qui tuent le corps » peuvent désigner aussi des adversaires tels que la maladie, l’accident, la violence, l’exclusion ou l’injustice. Ces tueurs-là ne sont pas abstraits, ils sévissent parmi nous. Ils peuvent survenir n’importe où et n’importe quand. Ils appartiennent au jeu cruel de ce monde.
Ne les craignez pas ! Pourquoi ? Parce qu’ils ne peuvent atteindre le lien fondamental, intime, essentiel que vous entretenez avec Dieu. Ils ne peuvent détruire ce que Dieu a inscrit en vous. On se tromperait à entendre un encouragement à chercher de façon volontaire la souffrance ou la mort. Jésus n’appelle pas au sacrifice suprême pour plaire à Dieu ! Simplement, il dit : Ne craignez pas lorsque la brutalité du réel vous atteint.
Mais est-ce possible ? Cela fait-il sens ? Quoi de plus normal que la peur de la mort et la crainte de souffrir ? Notre vitalité entière s’oppose instinctivement à sa propre destruction. Jésus lui-même, au seuil de sa passion, a été saisi par cette peur si normale. Père, éloigne de moi cette coupe !
Alors, que comprendre ?
Une explication est fournie avec la parabole des moineaux. Est-ce qu’on ne vend pas deux moineaux pour un sou ? Pourtant, pas un d’entre eux ne tombe à terre sans votre Père. Quant à vous, vos cheveux sont tous comptés, vous valez plus que beaucoup de moineaux.
Vous remarquerez que ce n’est pas la providence de Dieu qui fait tomber à terre le moineau. La providence est un terme inexistant dans la Bible. Ce mot a été forgé tardivement pour désigner le gouvernement par Dieu de la destinée des créatures, mais ce n’est pas le sujet ici. Dieu n’abat pas le moineau par sa volonté, pas plus que le chasseur qui tire sur des oiseaux ne fait Sa volonté.
Le texte dit littéralement : pas un d’entre eux ne tombe à terre sans votre Père. Sans et non à cause de. Quand un moineau meurt, Dieu le sait, Dieu s’en soucie. Il accompagne et recueille sa petite créature dans la mort. Il vient à la rencontre du moineau qui tombe. Vous, combien plus !
Ne craignez donc pas parce que vous non plus ne serez pas abandonnés dans la mort. Quand je marcherai dans la vallée de l’ombre et de la mort, je ne craindrai aucun mal…
Le poète Rainer Maria Rilke a donné une belle définition: « La mort est la face de la vie qui est détournée de nous, la face qui n’est pas éclairée par nous ». On pourrait la renverser la formule: la mort est la face de la création qui est éclairée par Dieu. Elle fait partie intégrante de la création. En ce sens, elle n’est pas une réalité absolue, mais une réalité relative, dominée par Dieu.
Maintenant, dans la parabole, Jésus insère l’image des cheveux comptés un à un. C’est une manière d’évoquer la souffrance. L’image fait référence à un supplice pratiqué pendant la guerre juive consistant à suspendre les ennemis par les cheveux (cf. le livre des Macchabées).
Le raisonnement est identique. Nulle souffrance, même celle causée par l’arrachage d’un seul cheveu de votre tête, n’est ignorée de Dieu.
Dieu ne supprime pas la souffrance, nous le savons. Mais il veille mystérieusement le souffrant comme on veille un malade et il l’habite de sa présence. Au sein de la souffrance, il peut arriver que je fasse l’expérience d’une consolation qui ne jaillit pas de mon propre cœur. Une consolation venue d’ailleurs qui me consolide intérieurement et me permet de passer outre… Alors que Jésus est en pleine détresse au Mont des Oliviers, il fait l’expérience d’une telle consolation. Un ange, est-il écrit, lui apparut pour le fortifier.
Ni la souffrance, ni la mort physique ne remettent en cause le lien intime, fondamental, essentiel avec Dieu. Dieu seul peut « faire plus », car Lui seul voit des deux côtés du miroir et sait ce que nous ignorons.
C’est pourquoi : ne craignez pas !
En revanche, craignez la Géhenne où votre âme peut se corrompre et périr !
La Géhenne, de quoi s’agit-il exactement ? La doctrine de l’enfer n’est pas encore définie à ce moment. Il faut attendre le haut Moyen Age et diverses influences externes pour cela.
La Géhenne désignait à l’époque de Jésus un vallon, situé au sud-ouest de la vieille ville de Jérusalem, qui servait de décharge publique.
La Géhenne était la poubelle de la cité et, de temps en temps, on devait y mettre le feu pour nettoyer un peu.
Craignez que votre âme devienne juste bonne à jeter à la poubelle !
Cette mise en garde est dure, mais salutaire. Elle pointe une autre sorte de mort que la mort physique, qui pour Jésus est bien plus redoutable. Il s’agit d’une mort dans la vie, d’une mort spirituelle. On peut être bien portant, épargné et favorisé par le sort, et pourtant être spirituellement mort. On peut mener une vie agréable dans laquelle le lien intime, fondamental avec Dieu a disparu.
C’est que le problème de l’âme humaine est le même pour chacune et chacun : comment vivre dignement ? Comment me comporter selon des intuitions qui m’élèvent au lieu de m’abaisser ? Comment penser et agir en sorte que mes pensées et mes actes m’humanisent au lieu de me déshumaniser ? L’Ecriture sainte répète sur tous les tons que ce que je fais de mon existence concrète est en relation avec le divin.. ou pas. Je peux aussi m’en détourner. Comme dit la première lettre de Pierre, il existe à l’inverse une manière de vivre qui est vaine. Juste bonne à jeter.
Nous avons le choix du comment vivre. Une part de responsabilité nous revient par rapport à nous-mêmes. Dieu a mis en nous le souci de soi. Qu’est-ce que l’homme, qui suis-je ? s’exclame le psalmiste. Il appartient à chacun de répondre à ce souci de soi en se mettant à l’écoute de la Parole de Dieu, étant bien entendu qu’il existe une infinité de façons de concevoir la relation personnelle à Dieu. Je connais des athées qui sont beaucoup plus proches de Dieu qu’ils ne le proclament et des chrétiens de profession sur lesquels on peut parfois s’interroger…
Depuis quelque temps, nous sommes entrés en Europe dans une séquence historique cruciale qui s’apparente à une crise profonde de civilisation, avec par exemple l’inquiétude diffuse liée au terrorisme, ou la crise migratoire géante que personne ne sait régler ni gérer, ou la mondialisation qui brouille les repères un peu plus chaque jour, nous nous sentons mis en cause dans notre manière de vivre. L’époque nous confronte sans ménagement à la brutalité du réel. Nous pressentons que la bataille à venir va se livrer sur le terrain des valeurs.
Mais de quelles valeurs parle-t-on ? Le moment n’est-il pas venu d’une prise de conscience loyale et lucide de nous-mêmes ?
Car enfin, ce que la société actuelle tient pour des valeurs et promeut auprès de la jeunesse mérite-t-il d’être sauvegardé? Je pense à la fête perpétuelle (l’homo sapiens est remplacé par l’homo festivus); à la distraction frénétique (on s’oublie soi-même par la magie des connexions permanentes tous azimuts); à l’hédonisme érigé en devoir (ma satisfaction et mon droit d’abord); au chacun pour soi; à la dérision vantée comme le sommet de la sagesse puisque le fin du fin est désormais de se moquer de tout; au relativisme systématique (tout est interchangeable), et ainsi de suite…
Ce ne sont pas là des idéaux nobles, qui élèvent et humanisent.
Ce sont au contraire des comportements qui abaissent, qui déshumanisent et abîment notre âme. L’âme post-moderne est une âme abîmée.
Puissions-nous contribuer à la réparer en nous tournant vers Celui-là seul qui peut la guérir et la faire revivre.
N’ayez pas de crainte, vous valez mieux que beaucoup de moineaux.
Amen.