Écouter le culte :
Introduction aux lectures (à partir des 300 ans de la mort du Major Davel)
Si nous marquons, en Suisse Romande, le centenaire du premier culte radiodiffusé, dans le canton de Vaud, nous marquons, ces jours le tricentenaire de la mort d’un patriote, le Major Davel, qui s’était insurgé contre le régime bernois d’alors. Jugé le 17 avril 1723 au château Saint-Maire, le mercredi qui suivait Pâques, Jean Daniel Abraham Davel fut décapité le 24 avril à Vidy.
Pour le bicentenaire de cette mort, en 1923, toutes les institutions s’étaient focalisées sur cet homme, d’abord tombé dans l’oubli, puis réhabilité au cours du XIXème siècle. Pour le tricentenaire de cette mort, les Églises reconnues de droit public dans ce canton ne feront rien. Et pourtant, le sait-on ? Il y a cent ans, l’Église nationale, l’Église libre – et même l’évêque catholique, par une missive pastorale – toutes les Églises s’entendaient pour célébrer, avec les autorités cantonales, dans les lieux de culte comme dans les écoles, une figure désormais exemplaire et à sanctifier.
Un historien, grand spécialiste, écrit ceci au sujet de la manière dont, en 1923, on faisait mémoire du Major Davel : « C’est l’homme de l’unité, le fédérateur des opinions, l’inspirateur des écrivains, le guide de tout un canton. Il présente une image christique. Il a réalisé l’idéal humain selon l’enseignement de Jésus-Christ. »
Cette année du tricentenaire, beaucoup de publications, de conférences, de colloques, et même un opéra... Mais les Églises ne sont pas associées aux prises de parole, comme ce fut le cas il y a cent ans. Et pour être franc, elles ne mettent pas non plus Davel au programme de leurs messages. Les raisons de ce silence sont multiples. Alors comment ne pas oser ce matin, à quelques jours du 24 avril, dans le temps de Pâques, un message autour de Davel, cette figure dont les historiens disent pourtant qu’elle serait christique ?
La première lecture se trouve dans le livre des Juges et relate la vocation de Gédéon. En effet, on a souvent comparé le parcours du Major Davel au juge Gédéon, tous deux libérateurs, ou appelés à le devenir.
La seconde lecture se trouve dans la lettre aux Hébreux, en un chapitre qui énumère tout ce que nombre de témoins ont pu réaliser par leur foi, sans pourtant voir de leurs yeux la pleine réalisation de ce qui était promis.
La troisième lecture est tirée du discours d’adieu de Jésus dans l’Évangile de Jean : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ». C’est l’une des citations bibliques qui ont été choisies pour la grande célébration à la cathédrale de Lausanne en 1923.
---------------------------------------------
Frères et Sœurs,
Dimanche dernier, nous célébrions Pâques ici-même et sur les ondes de la radio. S’il ne fallait garder qu’une fête, une seule, dans le calendrier des Églises, eh bien ce serait celle-ci : Pâques, l’autre face de Vendredi saint. Pâques, le jour où tout a basculé dans la force créatrice et même subversive de Dieu.
A Pâques, Pessach, la fête par excellence du passage, l’homme crucifié, Jésus de Nazareth, n’est pas simplement réhabilité par le Père. Il est carrément relevé d’entre les morts. La grande et belle fête juive du passage de l’esclavage à la liberté devient aussi, pour les chrétiens, la fête du passage de la mort à la vie, à la suite du Christ Jésus.
Passer de l’esclavage à la liberté – des esclavages sous toutes leurs formes à la liberté ; passer de la mort à la Vie – de la mort sous toutes ses formes à la Vie : voilà Pâques ! Voilà le programme pascal. Il y a de quoi dire que cette fête est centrale. Elle est même constitutive du culte chrétien tout au long de l’année, puisque chaque dimanche, oui chaque dimanche est un rappel hebdomadaire de Pâques. Il serait quand même dommage que ce passage ne soit célébré qu’une fois par année. Si tel était le cas, il faudrait alors se lamenter avec ce proverbe français : « Pâques longtemps désirées, sont en un jour passées. » Si Pâques n’avait lieu que le jour de Pâques, alors oui, il n’y aurait plus qu’à s’installer dans le regret, dans la frustration et attendre, 364 jours, son retour…
Avec la tradition catholique, nous nous sommes mis à parler de la «montée vers Pâques», puisque le temps de préparation de 40 jours est comparable à un pèlerinage pour ce peuple de Dieu particulier qu’est l’Église. Monter, c’est bien. Reste à redescendre. Et à le faire sous un jour différent. C’est qu’il en faut du temps pour absorber, pour intégrer, pour réaliser qui est le Christ, et surtout qui il est pour nous.
Encore un temps liturgique de 40 jours pour signifier cette intégration de la révolution pascale. Un temps bien symbolique et certainement insuffisant. Car enfin, une vie entière suffit-elle à saisir la force de Pâques ? Je ne le crois pas. Pâques, c’est tout un programme. Et même sur le plan de l’Histoire, deux millénaires en sont-ils capables ? Certainement pas. Et je pense ici à cette déclaration du prêtre orthodoxe russe et martyr Alexandre Men, qui affirmait, au tournant de ce millénaire : « Le christianisme ne fait que commencer. »
Le christianisme ne ferait donc que commencer… C’est plutôt bon à entendre, en ces temps où nous prenons enfin acte de la fin de la chrétienté en Occident. La foi chrétienne comme ciment de la société, c’est terminé. On le voit bien avec ce tricentenaire de la mort du patriote Davel. On n’osera pas, on n’osera plus magnifier le soldat-martyr-chrétien exemplaire comme on le fit dans ce canton en 1923. La foi chrétienne n’est donc plus notre ciment.
En revanche – et c’est une bonne nouvelle – la foi chrétienne peut quitter cette fonction périmée de ciment sociétal pour adopter une humble fonction de ferment pour notre société. Passer du ciment au ferment. A côté, bien sûr, d’autres religions, philosophies et croyances, y compris scientifiques.
Alors que dire, en ce temps de Pâques, où l’on continue, dans notre monde, de mettre en prison et même d’éliminer des hommes et des femmes jugés dangereux en raison de leur foi, notamment de leur foi chrétienne ? Que dire de ces croyantes et ces croyants emprisonnés et condamnés souvent à mort, et pour qui nous prions régulièrement dans cette paroisse chaque lundi midi ? Faut-il déprogrammer Pâques et ne garder que Vendredi saint ?
Le 16 avril 1723, un homme, au nom d’une vision et d’une vocation qu’il disait divine, un homme attendait son jugement, suite à plusieurs interrogatoires ; puis sa condamnation à mort qu’il qualifiait de « plus beau jour de sa vie ». Que faire de cette figure dont les historiens affirment qu’elle est christique ? C’est embarrassant pour les historiens, qui voient bien qu’entre le vrai Davel et le Davel revisité au fil des siècles, il y a plusieurs tableaux, et pas seulement le fameux et malheureux tableau du peintre Charles Gleyre (malheureux, puisqu’un individu y a bouté le feu). C’est embarrassant pour les politiciens, qui voudraient bien conserver l’aspect unifiant du personnage à droite comme à gauche, puisque Davel pouvait être à la fois précurseur d’une indépendance vaudoise… et révolutionnaire. Mais que faire d’une réhabilitation demandée par certains, au nom des inquiétudes nouvelles, notamment la cause climatique, évoquée par mon collègue au début de sa prédication pascale ? On est dans l’embarras.
Embarrassant, le Major Davel l’est même pour les Églises, et notamment pour l’Église protestante qui résiste à faire de certains témoins des saints, tout au plus des modèles. Bonhoeffer, Luther King, passent encore, ils ne sont pas de chez nous. Mais Davel, tout fils de pasteur qu’il était, pourrait aujourd’hui passer pour suspect. On n’aime pas trop, dans notre Église, les gens qui disent avoir une ligne directe avec Dieu. On s’en méfie. Et peut-être bien que le représentant de Leurs Excellences de Berne n’avait pas tout tort de taxer le brave Major d’illuminé. Illuminé, oui, et même un brin naïf et pacifiste, puisqu’il avait fait retirer toutes les munitions de ses troupes pour accomplir son entrée à Lausanne.
Davel pourtant, avançait, porté par une conviction profonde qu’il tenait de son histoire de vie comme de sa méditation des Écritures. Et ça, aucun théologien, aucune Église ne peut le contester. Il y avait même quelque chose d’ultra-protestant dans cette manière d’être au monde : « Il a été seul jusque dans la mort », comme le dira Ramuz dans un récit dédié au patriote vaudois ; « seul » comme l’a chanté l’opéra Davel créé cette année. J’ajoute seul et responsable.
Les Écritures bibliques ont forcément façonné ce personnage de notre histoire vaudoise et même suisse, comme elles ont permis aussi aux générations suivantes d’en relire la destinée. Du côté de l’Ancien Testament que n’a-t-on pas cherché, et trouvé, les parrains de la démarche de notre héros des paroisses de Lavaux : Abraham ou Daniel, bien entendu, puisque ces prénoms étaient déjà ceux du Major. Et puis Gédéon, ce personnage appelé par Dieu à libérer son peuple du joug madianite. Gédéon proteste qu’il est du clan le plus faible, et par-dessus le marché, le plus jeune de la famille. « Va avec cette force que tu as et sauve Israël de Madian. »
Les Écritures ont été, et doivent pouvoir rester, la matrice de beaucoup de mouvements de libération, surtout lorsqu’ils sont non-violents. Ne serait-ce qu’au nom de la Pâque juive qui fait sortir un peuple d’une maison de servitude. Et la Pâque chrétienne ouvre elle aussi des chemins de libération. Y pensait-il, Davel, du fond de sa prison, autour de la fête de la Résurrection ?
Il y a quelque chose de la foi d’Abraham, de Moïse ou de Gédéon chez ce Davel désireux faire sortir son petit peuple d’un esclavage, de le soustraire à une domination pour le conduire vers une liberté. Il y a quelque chose de cette aspiration à une patrie plus juste vers laquelle on se met en route parce qu’on y croit sans la voir encore. Et c’est ainsi que la lettre aux Hébreux évoque une série de témoins de cette mise en route vers un monde meilleur au nom de la foi. L’histoire d’Israël est retravaillée comme une succession de promesses dont certaines trouveront un accomplissement historique du vivant de leur personnage, d’autres pas, comme pour Moïse.
Quoi qu’il en soit, ces promesses, même accomplies sur terre, ne seront qu’une tension vers une destination bien plus grande encore, à savoir la patrie céleste, en dehors de l’histoire, et que l’auteur compare à une ville.
Une chose est certaine : Davel n’a pas vu la libération de son pays. Il faudra attendre quatre-vingts années, soit deux fois 40 ans, pour la libération du joug bernois. Une autre chose semble avoir été claire pour le Major : il envisageait, dans la foi, cette autre patrie, conscient qu’il était de n’être qu’étranger et voyageur sur cette terre. Et c’est ici que se joue la foi.
Étranger sur la terre, je n’en suis pas moins citoyen responsable. Voyageur sur la terre, on dirait « de passage ici-bas », je n’en suis pas moins passeur d’un message. Autrement dit, la partie céleste, la ville que Dieu nous a préparée, ne nous dispense pas de nous engager pour cette vie, dans ce pays. Bien au contraire, je suis appelé à risquer ma vie ici et maintenant, pour mon peuple, pour celles et ceux qui me sont confiés, pour les générations suivantes, même si, comme Davel, je n’ai pas eu d’enfants…
Risquer sa vie pour ceux qu’on aime, c’est la traduction possible de cette parole de Jésus dans le discours d’adieu que nous en donne l’évangéliste Jean : « Nul n’a d’amour plus grand que de risquer sa vie pour ceux qu’il aime. » Ainsi le Christ à la veille de sa passion. C’est un idéal dans l’Antiquité que de donner, ou de risquer, sa vie pour ses amis. Jésus n’invente pas une philosophie nouvelle. Mais il la vit pour la mettre en œuvre jusqu’au bout.
Il y a quelque chose d’unique dans ce don que fait le Christ et dans le risque qu’il court. Certes. Il n’y a rien à rajouter à cet amour qui va jusque sur la croix. Bien. Pour autant que cet amour devienne une source, une inspiration dans la vie de celui ou de celle qui croit en cet amour indépassable de Dieu en Christ. Car rien, ni personne, n’empêchera le croyant de risquer sa vie à son tour, et de le faire au nom de cet amour. Au contraire. Et c’est bien le risque que Davel a pris dans sa propre vie.
Frères et sœurs, ce culte n’est pas un culte au Major Davel, vous l’aurez compris, que vous soyez dans le canton de Vaud ou un autre canton romand. C’est un culte du temps de Pâques, avec la mémoire de la croix du Christ, entraînant avec elle, et derrière elle, toutes nos croix humaines, passées, présentes et futures.
Le Christ prend en charge toutes les croix de nos vies individuelles, comme on l’a bien médité ici, et sur ces ondes, au matin de Vendredi saint. Mais il faut faire un pas de plus. Les croix individuelles ne sont pas les seules que le Christ est venu assumer avec nous et pour nous. Il y a encore ces croix collectives, ces chapes de plomb qui plombent à nouveau nos sociétés.
Le programme de Pâques est de nous en libérer collectivement. Et pour cela, nous devons risquer nos vies pour de nouvelles libérations, à commencer par la croyance que nous serions tout-puissants et que nos ressources seraient infinies.
Aujourd’hui, en 2023, c’est la fin des grands récits historiques qui voient des libérateurs et des messies. Soit. Il reste que notre monde a encore et toujours besoin de libérations.
Aujourd’hui, c’est aussi la fin des figures christiques que l’on exalte comme on exaltait Davel il y a cent ans. Bien. Il reste que nous autres, croyants, avons toujours le droit et le devoir de nous mettre à la suite du Christ dans nos choix de vie pour lui et pour ce monde qu’il aime.
Alors oui, va ! Va avec cette force que tu as ! C’est la force de l’amour. Et tu n’es pas seul. C’est moi qui vous ai choisis et institués pour que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure.
Amen.