Où est passée la lumière dans notre monde?

Cathédrale Saint-Pierre Genève (©Jean-Christophe Emery)

Écouter le culte :

« Vous êtes bien courageux de lire le journal de bon matin en ces temps si durs ! » disait une femme à son voisin dans le tram l’autre jour. Et c’est vrai que les conflits éclatent partout, toujours plus durs et plus violents, que la misère et la détresse touchent de plus en plus d’hommes, de femmes et d’enfants ici et ailleurs, sans parler de la dégradation accélérée de notre planète. Pas de quoi avoir le moral au beau fixe quand on ouvre le journal, et si on veut se mettre de bonne humeur pour la journée à venir, ce n’est peut-être pas le meilleur moyen à utiliser…

Ceci dit, ce n’est pas parce que vous n’allumez pas la télé que les guerres n’existent pas. C’est la responsabilité de chacun.e que de s’informer, mais comment faire pour ne pas se noyer dans l’océan de souffrances, de malheurs et de peurs déversé par chaque journal télévisé, ou pour ne pas se barricader pour ne pas sentir toute cette souffrance ?

Quand on a choisi de placer sa confiance en un Dieu qui aime les humains et leur promet la vie, il est peut-être encore plus difficile de supporter notre monde tel qu’il est : où est Dieu ? Pourquoi ne fait-il rien ? Ou pourquoi ne fait-il pas plus ?

Certaines personnes voient dans l’accumulation de désastres un signe de l’approche du règne définitif de Dieu, comme si l’accumulation de noirceur ne pouvait qu’accélérer la venue de sa lumière. Comment traverser la période sombre que vit notre humanité ? Peut-être d’abord en se souvenant que d’autres avant nous ont traversé des nuits sans fin et nous ont laissé des traces. L’une de ces traces, ce sont les textes bibliques.

Alors que tout, ou presque, autour de nous nous parle de fin du monde, ou au moins de fin du monde tel que nous l’avons connu, nous venons d’entendre deux textes qui nous parlent de commencements, qui placent la lumière non pas seulement à la fin, mais au commencement, et qui n’occultent pas les difficultés ni les souffrances.

C’est que le Dieu biblique est celui des commencements. Tellement que la première page de la Bible commence par ce mot : «berechit», qu’on traduit le plus souvent par «au commencement» et qui littéralement veut dire «dans un commencement». Une des manières de comprendre cette indétermination qui laisse supposer plusieurs commencements, c’est que ce commencement a lieu à chaque instant. A chaque instant, Dieu commence à créer.

Dans ce commencement-là, Dieu crée les cieux et la terre, autrement dit la totalité de ce qui est. L’hébreu utilise en effet des couples de mots opposés, ou complémentaires, pour dire la totalité. Cette création n’est pas immédiatement parfaite, achevée, elle est un processus. Il y a d’abord du chaos et du vide – tohu vabohu – ainsi que des ténèbres.

Autrement dit, il y a du désordre, du non-sens, de la souffrance, de la solitude… et aussi une espérance de vie possible, un chemin de lumière à faire émarger, car le projet de Dieu est un projet de vie, de joie, de paix.

Au-dessus de la terre informe et vide au-dessus des ténèbres, plane le souffle de Dieu, son Esprit d’amour. Le mot hébreu pour planer dit à la fois l’image d’un vol en rase-motte et celle de la couvaison. L’Esprit de Dieu, silencieux, non perçu encore, survole donc le chaos et les ténèbres dans une attitude aimante et protectrice.

Je trouve cette image particulièrement réconfortante : avant même que nous ayons conscience de sa présence, avant même qu’il y ait parole de Dieu, il est là, il plane. Comme pour empêcher le chaos et la ténèbre de se renforcer l’un l’autre, de dégénérer encore, comme pour contenir le chaos. Ce vol plané de l’Esprit au-dessus du chaos originel évoque aussi un vol de reconnaissance, comme si Dieu prenait connaissance de la situation dans ses moindres détails avant de poursuivre son œuvre.

Regarder, voir les choses telles qu’elles sont, c’est déjà agir. Nous avons souvent du mal à le faire : quand on est pris dans une situation, on n’a plus le recul nécessaire pour voir les choses dans leur complexité. Nous n’aurons jamais le regard de Dieu, mais nous pouvons désencombrer notre regard, l’ouvrir, en apprenant à écouter d’autres récits que le nôtre à propos d’une situation, à regarder à travers les yeux des autres pour nous rendre compte que notre regard n’est pas le seul possible et qu’il est nécessairement partiel et partial.

Ensuite seulement Dieu agit. Ou plutôt il parle, mais en Dieu parole et action sont une seule chose : la Parole divine dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit. Parler, c’est s’adresser à quelque chose, à quelqu’un et le susciter, c’est chercher la relation. Cela nous semble parfois terriblement insuffisant… et c’est pourtant tellement puissant !  Dieu suscite la lumière par sa Parole, il ne s’adresse pas à la ténèbre pour la condamner, ni pour lui demander de changer, mais du plus sombre même, il appelle la lumière et la fait surgir.

Tout le récit de la création nous raconte le travail continu de Dieu pour, du chaos et de la ténèbre, faire émerger la vie. Autrement dit, pour orienter les forces de destruction vers la création, pour transformer les ténèbres ou les faire reculer, pour ordonner le chaos, sortir de la confusion, nommer, donner du sens, et bénir. Car à chaque étape, Dieu prend le temps du bilan et conclut : « Dieu vit que cela était bon, ou beau », l’hébreu utilisant le même mot pour dire ces deux notions. Il prend le temps de séparer, de nommer.

Observer, séparer, nommer les choses, c’est le début de la résolution d’une situation compliquée. Dans les écoles de mes enfants, il y a des processus de médiation pour résoudre les conflits. La première chose que fait le médiateur ou la médiatrice une fois que les deux enfants sont réunis, c’est de dire : « X, raconte-moi, et raconte à Y, ce qui s’est passé pour toi. Quelle est ton histoire ? ». Puis « Y, peux-tu nous redire ce que tu as compris de ce qu’a vécu X ? ». « X, est-ce que c’est bien ça ? ». Et puis on refait la même chose dans l’autre sens. Et de là on cherche un récit commun et un chemin commun de sortie du conflit.

Le récit de Genèse 1, nous expose la vision de la création achevée, jusqu’au septième jour pendant lequel Dieu se repose. Cette vision est placée comme un porche à l’entrée de la Bible pour nous donner de l’espérance : elle nous raconte non pas un événement passé, mais ce qui est en train de se produire. Dieu est en train de créer le monde et l’humain, le septième jour n’est pas encore là. Et le processus est long et difficile, et connaît des périodes de régression.

De cela, le prologue de Jean témoigne. L’auteur de l’évangile de Jean se place clairement en dialogue avec la vision de Genèse 1, commençant à dessein par les mêmes mots « dans un commencement » et par un poème qui sert de porche à tout l’évangile. Jean réinterprète Genèse 1, proposant d’identifier la lumière suscitée par Dieu au Christ venu dans le monde. Il nous raconte ainsi le processus de création en cours, en mettant en évidence la manière dont Dieu agit quand tout ne se passe pas selon son espérance, quand il ne lui est pas possible de dire : cela est bon.

Car oui, il arrive que Dieu suscite la lumière et que les ténèbres assassinent la lumière. Alors le Christ est cloué en croix et tout se retrouve dans la situation d’un nouveau commencement : tohu-bohu, chaos et vide, ténèbre et abîme. Pouvons-nous, à défaut de le percevoir, nous souvenir que, dans ces situations, l’Esprit est là, qu’il plane, silencieusement.

On m’a fait suivre cette semaine une interview de Dominique de Villepin, ancien ministre des affaires étrangères françaises, dans laquelle il dit, à propos de la diplomatie : « La diplomatie c’est d’être capable, au fond du tunnel, d’imaginer qu’une lumière est possible. Et c’est ça la ruse de l’histoire : quand on est au fond du gouffre, il y a quelque chose qui se passe, qui peut permettre d’espérer. »

Dans le langage biblique, imaginer qu’une lumière est possible, ça s’appelle l’espérance, et le quelque chose qui se passe, c’est précisément cette parole divine qui dit, alors que rien ne semblait pouvoir évoluer : « que la lumière soit ». C’est le matin de Pâques, après la déréliction du vendredi saint et le silence du samedi.

Que la lumière soit aujourd’hui, qu’elle continue à advenir demain : c’est là notre espérance, un peu, et c’est surtout celle de Dieu ! Dieu espère sans cesse à nouveau que l’être humain accueillera la lumière, se laissera habiter par elle ! Il a une confiance infinie en nous, alors même que nous n’y croyons plus. Et même au plus noir de la trahison, sur la croix sur laquelle les humains ont cloué son fils bien-aimé, Dieu pleure mais ne se venge pas : il ouvre le chemin de la résurrection.

Ce que nous voyons du monde n’est pas le tout de ce monde : il y a des possibilités que nous ne voyons pas, de l’amour à déployer, de la lumière à dévoiler. Il nous faut avoir le courage de chercher cela, cela aussi. Sans fermer les yeux sur les souffrances, mais en gardant les yeux attentifs aussi à ce qui veut naître et émerger : ces personnes qui, au cœur des conflits, cherchent des voies de paix, gardent les yeux fixés avec obstination sur l’humanité partagée, ces hommes, ces femmes qui prennent soin des enfants jusque dans les situations les plus difficiles, qui remuent ciel et terre pour améliorer leur situation et rouvrir un avenir que tant de forces veulent fermer, qui se dressent contre toutes les barbaries.

L’un des enjeux, face à l’afflux des tragédies personnelles et collectives, c’est de de sortir de l’état de sidération et d’impuissance dans lequel elles nous plongent. Par la prière et par l’action. Par la prière qui est action, par l’action qui est prière. Par l’émerveillement devant les beautés de notre monde, les beautés de notre humanité, les beautés de l’humanité de celles et ceux qui nous entourent.

En Christ, nous sommes appelé.es fils et filles de Dieu. « À celles et ceux qui l’ont reçu, à celles et ceux qui ont confiance en son nom, il est donné la puissance de devenir enfants de Dieu ». Nous sommes enfants de Dieu, et cette identité offerte est à habiter chaque jour un peu plus, un peu mieux. Nous ne sommes pas finis, et le monde n’est pas fini : c’est à la fois une consolation devant l’état de notre monde, et notre espérance pour agir.

La lumière que Dieu veut pour le monde est à la fois déjà là et encore à venir. Elle est en nous, mais parfois dissimulée, enfouie, encombrée et il nous faut la rendre à nouveau visible. En effet, le Christ enseigne à la foule assemblée – foule composée de personnes aussi pleines de défauts, de doutes et de fausses certitudes que nous : « vous êtes la lumière du monde » ! Demandons-lui son aide pour que cette lumière qu’il a déposée en nous brille dans le monde.

Amen.

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Nous nous unissons dans la prière les un.es pour les autres :

Éternel notre Dieu, les ténèbres de notre monde nous semblent tellement puissantes, tellement multiformes – guerre, troubles psychiques, violence, maladie, haine de soi, des autres et tant d’autres. Devant toi pourtant, devant la lumière que tu apportes, elles reculent, elles sont transformées.

Nous voulons ce matin déposer devant toi ces ténèbres, pour que tu y déposes ta lumière. Déposer à Tes pieds le gouffre de nos souffrances et la flamme vacillante de notre espérance, pour que tu en prennes soin.

Nous te présentons particulièrement ce matin celles et ceux qui sont consumées par la haine, par le désir de vengeance, celles et ceux qui tuent, battent, détruisent des vies. Il nous est difficile de prier pour elles et pour eux. Nous les confions à ton espérance et à ton amour.

Nous voulons encore te demander ta lumière pour être chacun.e là où nous sommes des témoins de ton amour pour celles et ceux qui souffrent, qui subissent des violences, qui ont dû fuir un pays en guerre ou une vie ravagée par la misère.

Préserve en chacune, en chacun, ton image ! Donne-nous de vivre chaque jour un peu plus, un peu mieux, comme tes enfants, comme des lumières pour ce monde.

Notre monde semble bien sombre: les guerres et les attentats éclatent partout, les droites extrêmes gagnent du terrain en Europe et ailleurs, la possibilité même de la vie humaine sur terre est menacée par les conséquences de l’hubris d’une partie de l’humanité... 

Dieu nous a-t-il abandonné.es? Il a promis la lumière, la vie. Pouvons-nous encore nous fier à cette promesse?

Détails

Avec la participation de
Pascal Mundler pour les lectures
Orgue
Vincent Thévenaz
Musique
Xavier Marquis au duduk et à la clarinette, Pierre Glorieux au basson et à la percussion