En un temps loin de notre temps, de pieux théologiens juifs écrivirent en hébreu l’histoire de la naissance de leur peuple, l’histoire de leur foi aussi, et par-dessus tout l’histoire d’une promesse qui rejaillit comme une eau dans tous les déserts, comme un renouveau dans tous les «déjà» de l’histoire.
Au début donc les grandes figures des patriarches donnent un visage humain et personnalisé à des tribus entières en mouvance. La promesse de Celui qui dit : «Je suis Celui qui suis», Jahweh, le Seigneur, l’Eternel, est avant tout un pays et un avenir, le don d’un temps et d’un espace. L’un et l’autre sont liés dans une alliance scellée entre le Dieu du désert et un peuple dont les tribus se rassemblent autour d’une même charte.
Promesse, alliance, fidélité, obéissance, autant de feux au firmament de ceux qui marchent de rendez-vous en rendez-vous, les uns réussis, les autres ratés, avec le Dieu vivant.
Pour Isaac, un espoir : prendre femme.
Pour Isaac et Rebecca, une attente désespérante : recevoir une descendance.
Pour eux tous : une terre et un avenir.
L’angoisse de Rebecca
Pourquoi avoir attendu si longtemps pour que les enfants se chicanent déjà dans son sein ? Même qu’à la naissance, le second voit le jour, sa petite main agrippée au talon du frère aîné. L’expérience maternelle de l’enfant qui bouge dans son cockpit avant d’atterrir sur la planète Terre devient interrogation douloureuse : l’âme de la mère liée à toutes les âmes maternelles n’oublie pas la tragique histoire de Caïn et Abel, le heurt entre le berger et le cultivateur, entre deux styles de vie, deux cultures, en un mot fratricide !
Est-ce que l’histoire serait une figure à répétitions Hutus et Tutsis, Serbes, Croates et Bosniaques, Juifs et Arabes, Wallons et Flamands, noirs et blancs, indiens et métis, étrangers et Suisses, établis et réfugiés ?
En somme le pourquoi de l’affrontement des frères, le pire affrontement étant celui de ceux qui parlent la même langue, vivent baignés de la même culture, nourris dans le même placenta historique, et pourtant affrontés mortellement.
Les aînés parmi nous ont gardé le souvenir terribles des années noires de la guerre civile d’Espagne ou de ces citoyens, Allemands, qui s’endormaient le soir pour se réveiller Juifs et proscrits le matin.
Mais je vous rassure, chers auditeurs, dans notre histoire tout est bien qui finit bien, d’Abraham, le Père des croyants, à Joseph, en passant par Jacob et Esaü.
Dans l’histoire d’Isaac et de ses fils, il n’y aura pas de meurtre car on est entre gens civilisés : on peut manipuler le droit coutumier, extorquer, menacer, être menacé, fuir, tromper, être trompé, et à la fin se réconcilier à travers tout un cérémonial oriental.
Mais j’anticipe…
Le sens de l’histoire
La question angoissée de Rebecca trouve la réponse d’En-haut : «Deux nations sont dans ton sein, deux peuples sortiront de tes entrailles. L’un de ces peuples sera plus fort que l’autre, et le plus grand servira le plus petit».
Donc l’histoire est tenue dans les mains du Maître de l’histoire, mais l’auditeur moderne est brûlé par une autre question : «Est-il juste et digne, Maître de l’histoire, qu’un peuple serve l’autre ? Que les Tchétchènes servent les Russes, les Tibétains, les Chinois; que les Indiens soient au service des métis, et que les Portugais ou les Yougoslaves soient là pour construire nos routes et nos maisons ?»
Attention ! Si notre texte n’offre pas de réponses géopolitiques, il ne justifie pour autant ni apartheid, ni esclavage, ni domination.
Il dit que les Edomites et les Hébreux sont frères, alors qu’ils l’avaient oublié. Il dit que les Suisses allemands et les Suisses romands sont frères, les jaunes, les blancs, et les noirs itou, les musulmans et les Juifs aussi, malgré les séparations de l’histoire. Le texte ramène les séparés, les divisés, les dominés et les dominants à leur origine commune, à une fraternité fondatrice de civilisation. En résumé, le récit est une narration populaire, pleine d’humour et de tragique, qui essaie de rendre différemment. Tout cela donc devant l’horizon de la promesse.
Rien que cela, et cela est beaucoup !
Si Caïn a tué Abel, Romulus a eu raison de Rémus, la coexistence sera possible entre Esaü et Jacob.
Vrais ou faux jumeaux
Ces jumeaux ne sont pas de vrais jumeaux, ce sont de faux jumeaux, au sens populaire. Je remarquerai, en passant, que je ne comprends guère cette distinction entre vrai et faux. Les jumeaux sont toujours de vrais jumeaux, qu’ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau ou deux cristaux de neige !
Dans notre histoire, ils ne se ressemblent pas. Tout le monde dit : «Sarah est bien heureuse, Isaac aussi, ils ont attendu si longtemps. Mais ces jumeaux sont si différents, c’est comme s’ils n’étaient même pas frères !»
Le premier est cuivré et velu, il est poilu comme Esaü.
Esaü est un homme des champs, plutôt chasseur que paysan, un homme de la culture de la survie, de l’occasion à saisir, de la force nue, peut-être un peu comme un Indien apache qui part sur le sentier de la guerre ou de la chasse et qui tire sa force de la vie qui se retire de ceux qu’il tue. C'est une culture, du courage, de l’amitié et de l’honneur, une culture de la vitalité.
Quant à Jacob, c’est un homme paisible, équilibré, sage et cultivé. Ces qualificatifs pourraient convenir au joli petit mot hébreu «tam». La tradition populaire a fait de Jacob un bon garçon très doux dans les jupes de sa mère. Il lui tient l’écheveau à dévider, il pèle les oignons, cuit la soupe et recoud lui-même ses boutons. Non, Jacob est un grand Seigneur sous la tente. Il manie bien la parole, reçoit les marchands et les visiteurs, organise le travail, gère l’élevage de son bétail. Il «fait le droit» à la porte de sa tente, c’est un prudhomme.
Jacob et Esaü sont peut-être les faces complémentaires de la vie d’un peuple qui quitte le nomadisme pour s’installer, ou les aspects successifs d’une religion, qui part de l’amour de la vie pour arriver à la foi au Dieu vivant.
La famille d’Isaac est traversée par des préférences. Isaac est attaché à Esaü, car il aime le gibier, et l’amour passe par l’estomac, alors que Rebecca peut compter sur la sagesse et la bonne gestion de Jacob. Mon père disait : nous vous aimons tous différemment, mais nous n’en préférons aucun. Mais Isaac n’était pas mon père !
La négociation par la soif et la faim
La scène du retour d’Esaü a été banalisée par le copiste et plus tard par tous ceux qui du fond de leur confort ont déclaré solennellement : «C’est ainsi qu’Esaü méprisa le droit d’aînesse».
Il s’agit vraiment d’un homme qui meurt de soif, et l’expérience du désert sait qu’on ne donne pas du Coca-cola à celui qui meurt de soif, mais une bouillie de quelque chose. Dans un livre qui s’intitule «Le légionnaire» et qui raconte la vie d’un officier légionnaire en Algérie, le plat de lentilles y est mentionné comme le seul plat connu qu’on puisse donner à un assoiffé. Il est même possible que le récit biblique, par-delà les siècles soir venu en aide aux légionnaires mourant de soif, sortes d’Esaüs poilus, courageux et sauvages des temps modernes.
Jacob, le policé, le civilisé, connaît le droit coutumier. A la demande d’Esaü : «Laisse-moi, je te prie, manger de ce roux-là, car je suis mort de fatigue», il répond comme un bon gestionnaire qui sait que tout peut se vendre et s’acheter : la liberté du commerce, fondatrice des civilisations, marque la «supériorité» des Espagnols sur les Indiens, ou des Anglais et autres Européens sur les Apaches ! La réponse de Jacob retentit, puissante et sûre : «Vends-moi d’abord ton droit d’aînesse».
Il est donc faux de dire qu’Esaü a échangé son droit d’aînesse contre un plat de lentilles. Esaü n’a pas renoncé à son honneur de chasseur et de légionnaire, mais il est forcé de négocier dans la position du plus faible : «Ou je garde mon droit d’aînesse, et je crève, ou je vends mon droit d’aînesse, et je vis».
Le droit d’aînesse
Esaü préfère être vivant sans droit d’aînesse, que mort avec un droit d’aînesse perdu pour cause de décès en faveur de Jacob. S’il vend son droit d’aînesse, il vivra, et Jacob lui payera quelque chose : un chevreau, un chameau, une tente… nous ne connaissons pas les termes du contrat, mais nous comprenons ce que signifie la détérioration des termes de l’échange dans le commerce : ceux qui crèvent de faim ou de soif ou de maladie n’ont pas toujours le droit pour eux, pas plus que les requérants d’asile qui se heurtent à un droit administratif tout puissant, dans notre pays ou ailleurs.
Mais il y a une consolation : le Seigneur de l’histoire n’a pas qu’une bénédiction; il y aura aussi une bénédiction pour Esaü qui lui permettra d’exister et qui lui donnera une liberté farouche, liberté que tous les installés envient aux hommes de sable et de vent.
Car vous vous souvenez que Jacob, non content d’avoir acheté en l’extorquant le droit d’aînesse d’Esaü, va descendre un cran dans l’ignominie. Il lui volera la bénédiction paternelle. Esaü, dans sa soif mortelle avait peut-être pensé «Je vends mon droit à Jacob, mais il me reste la bénédiction de l’aîné».
Il est donc dépouillé. C’est le désespoir.
Esaü dit à son père «N’as-tu qu’une seule bénédiction, mon père ? Bénis-moi, moi aussi, mon père !». Alors Esaü éleva la voix, et il pleura. Isaac, son père, reprenant la parole, lui dit :
«Ta demeure sera privée de la graisse de la terre,
Et de la rosée qui descend des cieux,
Tu vivras de ton épée,
Et tu serviras ton frère,
Mais il arrivera qu’en vivant d’une vie errante,
Tu briseras le joug qu’il fera peser sur ton cou».
Il y a le droit d’aînesse qui nous a entraînés aujourd’hui sur des chemins pénibles et pleins d’embûches.
Mais il y a le don de l’ânesse qui nous consolera et nous conduira aujourd’hui à ce repas qui fait de tous des aînés : reçus à la table du Père par Celui qui a fondé un nouveau droit, une nouvelle alliance en son sang, nous ne craignons plus rien.
Ce sang qu’Esaü avait cru voir dans le brouet —la soupe au sang des chasseurs— le sang de la vie dont il avait besoin au moment de mourir, voici que cette vie nous est offerte en abondance par le Christ. Ecoutons pour terminer cette petite parabole juive :
Le droit d’ânesse
Un vieux Juif, sentant sa fin prochaine, répartit par testament sa fortune entre ses trois fils : «toi, l’aîné, tu en auras la moitié; toi, le puiné, tu en prendras le quart; quant à toi le benjamin, tu te contenteras du sixième; le reste, éventuellement, sera la part de Dieu».
Or, il se révéla que l’héritage était constitué de onze ânesses. Comment diviser onze en deux, ou en quatre, ou en six ? Fort irrités, réticents à l’idée de sacrifier plusieurs bêtes, les trois frères étaient tout près de s’étriper lorsqu’ils s’adressèrent au rabbin local.
Celui-ci, après un moment de réflexion, leur tint ce langage : «Prenez cette ânesse dans ma cour, je vous la donne, considérez-la comme un don de Dieu, ajoutez-la à votre patrimoine. Si Dieu le veut, vous me la rendrez plus vite que vous ne pensez ?»
Effectivement les trois frères purent se partager les 11 + 1 = 12 ânesses. L’aîné fut tout heureux des six ânesses qui lui revenaient, le cadet de ses trois ânesses, et le dernier avec ses deux.
Puisque 6 + 3 + 2 = 11, la douzième ânesse put être rendue sur-le-champ à son propriétaire, ce contre-don annulant le don du rabbin. L’ensemble des onze ânesses fut ainsi distribué.