La première chose qui me frappe dans ce texte, c'est que les paroles du Christ ne sont pas toutes d'une douceur évangélique exemplaire ! Mais que certaines d'entre elles peuvent parfois être un peu rudes, et même desservir une irritation lorsqu'elles proviennent d'une sorte d'énervement spirituel. Il y a peut-être un peu de tout cela lorsque Jésus, ici, en public, déclare : " Génération incrédule… jusqu'à quand aurai-je à vous supporter ? " Une parole qui fait d'ailleurs écho à ces autres mots que l'Évangile de Luc (18, 8) lui prête également : " Quand le Fils de l'homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre… ? "
Cette inquiétude agacée de Jésus envers ses contemporains, et qui pourrait l'être aussi envers nous-mêmes - tant j'imagine volontiers qu'il pourrait nous lancer aujourd'hui ce genre d'apostrophes - a évidemment une cause profonde : elle porte un souci essentiel et très concret. Ce souci, cette préoccupation, touche à la question du croire. Car c'est bien le croire, plus spirituellement dit la foi, et donc la confiance, qui sont au cœur du récit que nous avons lu racontant la délivrance de cet enfant déclaré " possédé " Et si elles sont au cœur de ce récit, ce n'est pas au nom du fait que la foi scelle le miracle ; c'est parce que, beaucoup plus 'vitalement', il nous est rappelé que le croire, la foi, la confiance, sont bel et bien enfouis au fond de nous-mêmes, tels les ingrédients premiers de nos existences.
Imaginons en effet, un instant, à ce tout premier niveau, j'allais dire 'laïc', ce que seraient nos vies décapées de tout croire ? Ce que seraient nos existences sans aucun brin de confiance et donc d'espérance ? Ce que seraient nos jours, si l'on s'attachait à ne croire strictement à rien du tout, ni à ce que l'on apprend, ni à ce que l'on entend, ni à la sincérité d'un geste, pas même à la déclaration d'un 'Je t'aime', et encore moins aux évidences les plus simples, telle celle de croire qu'après les ombres du crépuscule, il y aura un petit matin d'aube qui va se lever, que demain sera un autre jour ? Qui d'entre nous n'a pas expérimenté combien il est effectivement difficile de vivre ancré dans les méfiances, ancré dans ces prisons des doutes et des réticences qui ferrent nos joies, qui lient nos spontanéités et nos enthousiasmes, qui menottent tout épanouissement personnel ? Nous savons que rien n'est possible sans relation de confiance. Je suis tellement frappé, dans mon ministère d'aumônier à l'Université de Genève, d'écouter bien des étudiants qui, déjà, à l'orée même de leur vie adulte, n'ont plus foi en rien : ni en la vie, ni en autrui, ni en leurs proches, ni en eux-mêmes. "
C'est dire, comme le Christ nous le suggère ici en s'irritant contre l'incrédulité généralisée, si la vie, pour être vraiment vie, réclame ce que l'on pourrait appeler, en jargon moderne, " un minimum vital du croire " ; une autre manière de dire que croire, c'est donc déjà tout simplement et éminemment vivre, exister, respirer.
Bien entendu, nous réalisons tous que nous sommes plongés dans un monde où croire, donner foi, faire confiance, sont des exercices difficiles. Ils sont difficiles, parce que croire, c'est toujours un excès de soi, c'est un bout de soi que l'on donne, en en appelant à quelque chose, à quelqu'un, à un référent, une instance, et que c'est donc se livrer à ce qui n'est pas maîtrisable. Or, nos sociétés sont loin d'être en carême. Nous savons bien, et nous en souffrons, que sur de nombreux plans elles se nourrissent des mensonges de l'apparence, du mercantilisme, du pouvoir et du profit, et de toute une série d'illogismes crasses ; et que là-dedans, il devient de plus en plus périlleux de mettre en jeu sa confiance. Oui, que croire ? Qui croire encore aujourd'hui sans paradoxalement posséder une bonne dose de foi ? Et sans oublier que toute dose de foi se nourrit aussi de nos petits calculs, et de nos traits de caractères, et de nos humeurs. Il n'est donc pas absurde qu'en chemin, aux baromètres montant et descendant de nos jours, les difficultés et les obstacles de la vie entachent nos croires de pas mal de questions, de craintes et de doutes.
Dans le fond, dans cette perspective, nous pourrions peut-être lire, pourquoi pas, cette scène biblique, violente, l'enfant de " possédé ", comme une métaphore tout à fait saisissante des convulsions dans lesquelles nous nous débattons. Si nous en réécoutons chaque mot, c'est très frappant : " Depuis l'enfance - décrit avec précision l'évangéliste - l'esprit malin s'empare de l'enfant, n'importe où, l'agite de soubresauts, le jette à terre pour le faire périr ; et l'enfant écume, roule sur lui-même, grince des dents, et devient tout raide. "
Aujourd'hui, presque pour se rassurer, on parlera volontiers d'un cas d'épilepsie. Mais je crois, pour avoir assisté à quelques scènes semblables lorsque je travaillais comme théologien dans les pays créoles, que la description touche là à quelque chose de beaucoup plus grave. Quelque chose que Jésus semble discerner très concrètement en désignant les symptômes de l'enfant convulsé comme une double emprise : l'emprise d'une surdité et l'emprise d'un mutisme ; un double mal qui frappe, qui lie, qui travaille la 'fo-lie', littéralement, de l'enfant. Scène encore une fois saisissante et qui n'est pas pour moi d'un autre âge tant j'ai l'impression que le texte semble nous livrer une lecture très actuelle des pouvoirs obscurs, des abcès, des maux, des convulsions et des impasses qui participent à saper nos confiances, à dévier nos espérances, à tout dire, comme l'enfant pétrifié, à nous rendre effectivement sourd et muet.
Le texte ne dit pas 'aveugle', car je crois que nous voyons très très bien ce qui ce passe, ce qui se joue dans ce monde. Il dit bien 'sourd' et 'muet' : sourd de ce que nous ne pouvons ou de ce que nous ne voulons plus entendre ; muet de ce que nous ne pouvons ou de ce que nous retenons, ce que nous refusons de dire. Et ce type de possession-là qui nous atteint, par rapport à l'aveuglement, c'est peut-être encore plus dramatique. Et Jésus le dit d'ailleurs très clairement à ses disciples impuissants devant ce mal qui lie l'enfant : 'ça', c'est très difficile à combattre, c'est très difficile à chasser.
Or, c'est pourtant très précisément dans l'épaisseur de cette réalité-là, au point du doute le plus radical, sur la ligne même du désespoir, que notre texte nous ramène malgré tout sur les chemins possibles du croire. Il nous y ramène par deux paroles très fortes qui se font écho : La première de ces paroles, est celle que le Christ adresse au père de l'enfant " possédé " lui demandant désespérément s'il peut faire quelque chose : " Tout est possible, lui dit Jésus, tout est possible à celui qui croit. " Je ne pense pas que, par ces mots, le Christ lui fasse/nous fasse ici la morale, ni non plus qu'il nous tance d'une grande parole spirituelle inaccessible. Je crois bien plutôt que sa parole est très simplement un rappel qui devient un défi.
C'est un rappel très simple de ce que nous avons déjà évoqué, à savoir qu'une vie, sous peine de cesser de vivre, qu'une vie donc vécue, à la manière d'un cœur qui bat, ne peut pas s'arracher de la pulsation du croire, qui rend les choses possibles. Or c'est bien parce que nous sommes tous d'accord avec cette évidence que ce rappel du Christ - surtout lorsqu'une grosse difficulté, une impasse, se présente à nous - devient du coup un défi. Car il nous met au pied du mur de la décision " d'y croire ", il nous met au pied du mur de décider sur qui ou sur quoi doit porter ce croire, et si l'on est prêt, une fois pour toutes, à déposer enfin ce croire, c'est-à-dire à faire confiance. Et c'est ça qui nous accule à répondre, qui défie le père de l'enfant à répondre.
Or, la réponse de cet homme à Jésus - et c'est la deuxième parole - est tout à fait inattendue. Elle est inattendue parce qu'elle se situe exactement dans l'entre-deux de tout ce que nous venons de méditer ; c'est-à-dire, dans l'entre-deux du croire et du non-croire, dans l'entre-deux de la foi et du doute, dans l'entre-deux de la confiance et de la méfiance. Sa réponse n'est ni un " oui ", ni un " non ". Elle est un " Oui, je crois ! Mais, j'ai de la peine à croire ! " " J'ai la foi ! Mais viens au secours de mon manque de foi ! " On pourrait presque dire : " Je crois - Je ne crois pas, alors débrouille-toi ! " C'est pour moi une parole extraordinaire d'intelligence dans sa prise au dépourvu, dans sa spontanéité presque naïve, dans sa vérité humaine, si humaine, si incarnée, si charnelle, si véridique, si tellement " moi ", finalement, dans mes oscillations et mes contradictions. Car cette foi-là, déclarée, confessée, en face du Christ, ce n'est pas une foi sereine et triomphante prête à casser la baraque du destin ou à percer le béton de la réalité. C'est au contraire une foi qui me parle et me touche au plus près parce qu'elle ressemble fort à mes propres " oui ", à ces " oui " que nous prononçons si souvent du bout des lèvres, à nos " oui " de croyants si fragiles qui se rétractent souvent pour ressembler à un " au secours " adressé à Dieu.
Et cela nous dit beaucoup de choses. Cela nous dit d'abord que la foi ne peut pas reposer sur elle-même puisqu'elle est paradoxalement l'alliée du doute, mais qu'elle ne peut que s'appuyer sur le secours même du Dieu de la vie à qui elle adresse son croire en difficulté de croire. Il y a là peut-être une petite gymnastique de l'esprit à faire, mais plus simplement, ce qui me confond, c'est que très loin de ces " je crois " bruts et absolus que nous chantent - j'ose le dire - les confessions de foi officielles de l'Église, Dieu au contraire, à l'exemple de l'homme hébété devant les soubresauts de son fils, autorise, comprend, honore même ma foi balbutiante et contradictoire faite d'ombre et de lumière. Car Dieu n'est pas le Dieu de la foi populaire des " Tu peux ! " et des " Tu dois ! " inhumains. Il est le Dieu qui accepte mes tiraillements humains, le Dieu qui comprend aussi bien mes grands élans de confiance, d'affirmations, de certitudes, que mes moments de refus, de doute, de méfiance et d'" au secours ". Bref, c'est le Dieu prêt à accepter mes " oui - mais ".
Et cela nous dit bien que la foi n'est pas un " truc ". Que la foi n'est pas une potion magique ni une onction spéciale réservée aux petits saints en devenir, mais que ça ressemble plutôt fortement, comme l'a suggéré le grand penseur allemand Emmanuel Kant, à un décrochement ultime et sans vergogne de ma raison pour laisser, une bonne fois pour toute, toute la place à Dieu. Surtout pas parce que la raison serait inutile - elle accompagne tout à fait la foi - mais parce que tout au bout de la chaîne de nos raisons, cette raison ultimement décroche. Et si elle décroche, c'est parce que la foi n'est fondamentalement pas un savoir, ni une science, et surtout pas une possession. Il m'est impossible, proprement dit, " d'avoir la foi ", parce que tout simplement, comme pour le père de l'enfant " possédé ", c'est dans ma 'dé-prise' même que, désormais, elle me possède.
Il n'empêche que la foi, cette confiance balbutiante 're-mise', 'dé-posée' en Dieu, s'étaye bien finalement sur quelque chose de très humain puisqu'elle est toujours littéralement " l'ex-pression " (selon l'écrivain vénézuélien Andrès Bansart), de tout ce qui gît en nous et que l'on décide d'abandonner sans calcul, sans faux-semblants et sans tricherie devant un Dieu qui 'in-croyablement' (c'est le cas de le dire), et malgré nos oscillations, croit, Lui, en nous et a foi en nous !
Et c'est bien tout ça, cette part divine et cette part humaine, qui fait le vrai miracle ! C'est bien là qu'est la guérison, la subversion possible et inouïe d'une situation. Dans ces allers-retours mutuels, échangés, entre Dieu et nous.
Car si l'on guigne encore par-dessus l'épaule de notre récit, on découvre qu'à l'arrière-plan, après l'événement, Jésus discutant avec ses disciples déçus de n'avoir pu chasser cet esprit de domination à sa place, leur fait remarquer que le croire, la foi, la confiance, placés en Dieu, ces ingrédients premiers qui permettent de vivre le miracle de la vie, se nourrissent aussi de la prière, donc de ces allers-retours constants et féconds avec Dieu. Et cela indique bien que la foi n'est jamais une arrivée, plutôt une sorte de carême, en tous les cas une aventure quotidienne, toujours à recommencer, qui demande forcément de la persévérance, cette vertu de la continuité, mais qui ouvre à tant d'espérance, cette vertu si féconde de 'l'à-venir'.
Amen !