Ce travail secret de l'Esprit en nous…

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Écouter le culte :

J’avoue que j’ai beaucoup hésité à aborder ce texte de l’épître de Paul aux Romains avec vous ce matin, parce qu’il est à la fois difficile et même assez tragique en nous parlant de gémissements. Mais peut-être puis-je commencer à vous le commenter en nous remémorant ce grand savant allemand du siècle passé, Werner Heisenberg, qui à côté de ses découvertes complexes comme celle du principe d’incertitude de la physique quantique, nous a transmis une autre de ses réflexions savantes apparemment fort simple mais pourtant fort importante : à savoir sa découverte que la réalité au fond, n’était donnée et même créée qu’à travers des mots et l’agencement de ces mots que nous choisissons dans la palette de notre langage pour exprimer cette réalité.

Ce qui veut dire, que s’il y a, de ce fait, des réalités exprimables, que l’on nomme « des savoirs », il y aussi, par contre, des réalités qui peuvent se révéler « inexprimables » lorsqu’elles ne trouvent précisément plus de mots pour les dire et les décrire, si ce n’est par ces sons inarticulés que l’on appelle en français « soupirs » ou « gémissements ». Et c’est peut-être bien, après tout, ce qu’a voulu nous exposer l’apôtre dans les extraits de sa lettre que nous avons entendus, puisque nous constatons qu’il aborde à la fois précisément l’exprimable et l’inexprimable des réalités souffrantes de son temps.

Il s’agit donc d’un texte qui rejoint sans aucun doute nos réalités présentes, mais d’un texte aussi très audacieux puisque l’apôtre compare étonnamment ces réalités souffrantes à une femme en train d’accoucher ! « La création tout entière, nous dit-il, gémit encore – comme nous-mêmes – dans les douleurs de l’enfantement .» Cela veut dire que Paul imagine non seulement le monde visible tel un grand corps organique humain, pourvu d’une âme et de sentiments, mais également comme étant en quelque sorte enceint et donc en travail de tout ce qui aspire à naître en lui ; telle une femme en couches dans l’attente de sa délivrance !

En fait, à étudier ce texte, on découvre que l’apôtre en soi n’invente rien. Il emprunte tout simplement cette figure de l’accouchement aux prophètes de la Bible hébraïque qui l’appliquaient soit aux événements politiques difficiles préfigurant les temps messianiques, soit encore, comme chez Ésaïe, pour comparer de façon magnifique l’avènement de la constitution d’Israël sur la scène internationale de l’époque à un accouchement certes douloureux, mais ouvrant un passage d’espérance pour que précisément s’enfante la vie, que s’allaite la vie, que se cajole même la vie – nous dit le prophète – dans les bras d’une mère, et que se perpétue sans cesse et toujours cette vie.
Sans parler que Paul emprunte aussi certainement aux mythes antiques qui nous présentent également la création du monde tel donc un accouchement et parfois même comme le douloureux démembrement d’un corps dont les parties enfantent alors les composants du monde que nous connaissons. Or, si l’apôtre s’inspire de ces images saisissantes, c’est qu’il sait bien qu’au cœur de ce travail d’enfantement de soi comme au cœur de ce travail d’enfantement du monde, il y a parfois des gémissements tellement inexprimables de difficultés et de conditions humaines, que ces dernières peuvent aller – nous dit-il – jusqu’à nous détourner de toute espérance pour nous aspirer vers ces vides et ces absolus de non-sens aux fonds desquels nous nous trouvons comme enferrés à ce qu’il nomme « le pouvoir du néant ».

Je pense d’abord à ces gémissements douloureux du monde d’aujourd’hui : à ceux provoqués par ces crises non maîtrisables qui s’enchâssent un peu comme des poupées russes. Nous les connaissons bien : crises politiques, crises économiques, crises humanitaires, crises sociales, crises de références et de valeurs… Bref, nous n’allons pas ici refaire le monde, mais il est vrai que nous avons constamment l’impression de vivre dans un château de cartes qui peut s’écrouler. Et de même, dans un autre ordre de soupirs plus subtil, on ne peut qu’être frappé par les propos de cet intellectuel français bien connu, Pierre Nora, éditeur chez Gallimard, qui nous dit que le plus grand gémissement de notre XXIe siècle, c’est celui que provoque ce qu’il nomme « le mal de la vitesse démesurée » qui nous gouverne, qui nous déstructure et qui nous broie en modifiant dangereusement notre rapport au passé tout en exténuant notre rapport normal au temps. Je pense ici à cette personnalité rencontrée à l’Université de Genève qui me disait devoir faire face, chaque jour, en plus du travail courant, à près de 200 courriers électroniques ! Et l’on pourrait encore avancer ici tout ce que ce grand corps du monde en train d’accoucher gémit de tant d’indécences qui écœurent, de tant de logiques cyniques, de tant d’illogismes qui révoltent, et de ces excès de violences insoutenables que nous n’arrivons même plus à nommer.
Et comment dire, aussi, ces gémissements qui fissurent – après ceux du corps du monde – les coquilles fragiles de nos propres corps ? Ces lots de souffrances physiques et morales que les chercheurs des neurosciences appellent aujourd’hui des « souffrances cérébrales » ; pensons par exemple à ces souffrances cancéreuses qui clouent sur un lit d’hôpital ou à celles qui agressent derrière les barreaux des prisons de toutes sortes ou à celles encore de ces anxiétés qui agitent : « Où allons-nous ? » « Qu’est-ce qui va arriver ? » « Qu’est-ce qu’on va faire ? » Et pensons aussi à ces lots de dépendances et d’addictions ouvertes ou soigneusement cachées qui cadenassent, qui plombent les vies, et dont on n’arrive pas à se débarrasser, sans parler de ces lots de rancunes tenaces ou de ces haines qui nous rongent et qui nous agressent.

Bref, il y a là, forcément, des parts douloureuses que chacune et chacun peut connaître, connaît ou a connu dans son existence et selon sa propre mesure, mais dont on constate, pourtant, que l’apôtre ne charge jamais d’un poids de culpabilité morale dont Dieu nous jugerait. Paul nous dit ici, bien au contraire, que nous sommes tous au corps d’un même monde d’humanités que le Dieu de toutes les compassions recueille sans détour, sans condition et sans censure. Et si l’apôtre nous témoigne de cela, c’est parce qu’il a lui-même découvert, que cette posture d’accueil de Dieu, si inhabituelle, si rare, relevait au fond de deux formes de réponses qu’il nous invite à méditer et sur lesquelles j’aimerais beaucoup insister tant elles sont au cœur de ce qui nous est adressé ce matin : une première forme de réponse surprenante et une deuxième forme de réponse beaucoup plus secrète.

La première forme de réponse de l’apôtre, surprenante, est de nous dire que ces douleurs que nous pouvons connaître et qu’il illustre par la métaphore de l’accouchement, sont malgré tout sans proportion avec ce qui doit être finalement révélé en nous ! Sans proportion ! C’est-à-dire infiniment plus petites que ce qui se dessine finalement de bien plus grand en nous. Or qu’est-ce qui se prépare à advenir de bien plus grand en nous ? Et bien quelque chose de mystérieux que Paul nomme « la gloire », qui n’est pas de l’ordre d’une gloire sportive, mais qui est précisément de l’ordre de l’enfantement inconnu qu’au cœur de la souffrance nous attendons impatiemment de voir surgir en nous ; comme une femme en travail aspire à ce moment salutaire, glorieux, où l’enfant tant désiré, enfin, apparaît. Rappelons-nous cette belle parole du Christ que nous avons entendue :
« Lorsque la femme enfante, elle est dans l’affliction puisque son heure est venue ; mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus de son accablement, elle est toute à la joie d’avoir mis un homme au monde. »
C’est ce que Paul appelle, non sans une pointe d’humour peut-être : « avoir déjà été sauvé, mais en espérance ! », une tournure de phrase que l’on pourrait même traduire par : « à l’espérance ! », comme on dit d’un moteur qu’il tourne « à l’essence ». Car que seraient nos vies sans espérance ? L’apôtre nous le commente d’ailleurs très finement à travers un petit argumentaire en allant même beaucoup plus loin puisqu’il nous dit, très justement, que si l’espérance reste l’ingrédient premier de la vie, elle a pourtant paradoxalement ceci de particulier qu’elle s’appuie toujours sur ce que nous ne voyons jamais avant de voir sa réalisation ! Et de façon très logique, puisque si nous connaissons déjà le résultat à l’avance, alors ce que l’on voit ne peut forcément plus être espéré et n’est donc plus de l’espérance ! Car qu’est-ce que l’on peut espérer si le rêve est déjà connu ? Si nous connaissons déjà à l’avance le résultat d’un pari ?
Et c’est pourquoi Paul nous renvoie à la métaphore si concrète de la femme saisie par les douleurs de l’enfantement parce qu’elle nous dit, magnifiquement, qu’il y a en chacune et en chacun d’entre nous une part forcément encore inconnaissable qui nous offre singulièrement d’espérer au cœur même de nos souffrances, en ce que cette part sera dévoilée à travers cette souffrance – comme un artiste qui sait fort bien que son œuvre (sa symphonie, sa sculpture, sa toile peinte, son écriture) accouche toujours d’un arrachement de soi.

Mais il reste encore une deuxième forme de réponse beaucoup plus secrète et beaucoup plus décisive que l’apôtre nous offre de méditer. À savoir que si la promesse d’une naissance, d’un cri pour la vie, submerge les douleurs d’un enfantement, il peut arriver, par contre, qu’au cœur de souffrances lancinantes, lorsque nous nous retrouvons en plein désarroi, sans force morale, physique, psychique, que nous ne savons plus que faire, plus que dire et même plus que prier ni comment prier ni pour quoi prier et que nous n’avons même plus envie de prier du tout, en bref, lorsque nous n’en pouvons plus et que nous avons lâché les amarres de toutes espérances, alors il peut arriver qu’il se passe en nous quelque chose de tout à fait inattendu que Paul nous décrit comme « l’extraordinaire » d’une grâce qu’il nous invite à saisir comme une certitude.

Il y a en effet – nous dit-il –, sans que nous ne fassions quoi que ce soit, sans que nous le demandions et quelles que soient nos situations, nos appartenances et nos personnes, quelque chose qui vient d’un ailleurs que de nous et qui se fait en nous, en prenant secrètement le relais pour nous. Il y a, nous dit Paul, l’Esprit, qui vient en aide à notre faiblesse, l’Esprit qui prend les devants aux côtés de notre faiblesse, l’Esprit qui travaille en nous à notre place, qui gémit en nous à notre place et qui, plus encore, intercède et prie à notre place en présentant à Dieu ce qui nous est inexprimable et impossible à présenter ! Comme si, en quelque sorte, au plus profond de ce que nous pouvons vivre, nous découvrions, tout à coup, avec une reconnaissance indescriptible – alors que nous ne nous y attendons pas du tout – que quelqu’un de toute confiance prend entièrement en charge ce que nous ne pouvons plus porter, ce que nous ne sommes plus capables de supporter.
Et « ça », c’est une forme de réponse tout à fait inouïe et inattendue, puisqu’elle nous dit non seulement que ce quelqu’un de toute confiance est ce Dieu qui travaille intimement en nous sans condition, mais que ce Dieu se parle en somme comme à lui-même pour concourir à notre bien.

C’est dire, si au cœur des plus grandes détresses que nous pouvons connaître, nous pouvons recevoir pour nous ce matin, à travers ce texte apparemment tragique et difficile de l’apôtre, en réalité l’appel d’une très grande promesse qui pointe devant nous : celle d’entendre, au corps des souffrances même les plus inexprimables que nous pouvons vivre, que ce qui se vit douloureusement n’est non seulement jamais perdu, jamais vide, mais reste toujours enfanté, adopté, accueilli par ce Dieu qui nous rencontre au lieu même où se découvre nos faiblesses ; d’un Dieu se tenant au cœur de nous, dans quelque chose qui n’est pas ici de l’ordre du langage ou même de la parole, mais dans l’inattendu d’un gémissement, c’est-à-dire de la plainte même qu’il éprouve et qu’il épouse pour nous. Autrement dit, Dieu, tel une femme saisie par les douleurs de l’enfantement et qui, « incroyablement », enfante pour nous.
Tel est ce mystère finalement magnifique que de savoir, dans ce qui gît en nous d’inexprimable, cet autre inexprimable du dynamisme créateur de Dieu qui est toujours à l’œuvre, malgré tout, au sein de sa création comme au sein de ses créatures et donc cet inexprimable de la compassion accompagnante de Dieu en nous ; certes dans le silence, mais dans un silence si plein, qu’il nous invite, pour toute prière, à tirer toutes nos prises, pour laisser librement Dieu agir en nous.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Madeleine Turrettini-Reverdin
Orgue
François Delor
Musique
Jean-Luc Magnenat, violoncelle