« La lettre tue, mais l’Esprit, lui, donne la vie ! »

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Il y a quelques années – je m’en souviens fort bien –, le comédien romand bien connu, Jean-Luc Bideau, l’espace d’une soirée à Genève, avait subjugué, en récitant, seul, face à une foule de plusieurs milliers de personnes, l’entier de l’Évangile de Marc ! Et cet événement avait provoqué de petits miracles, de petites réformations intérieures, en ce que par la grâce seule de sa lecture, passionnée, ce texte de l’Écriture prenait du corps et de l’âme en devenant pour chacun de ceux qui l’écoutaient, une Parole neuve, vivante, parlante.
C’est à partir de cet exemple que nous pouvons peut-être essayer de nous imaginer un autre épisode encore plus extraordinaire décrit dans cet extrait du livre de Néhémie que nous venons d’entendre : un peuple entier, en l’occurrence celui d’Israël, réuni sur une grande place de Jérusalem, cinq siècles avant Jésus-Christ, pour écouter solennellement, debout, de l’aube jusqu’au milieu du jour, la lecture entière des cinq premiers livres de nos Bibles qui représentaient alors les textes du don de la Loi et de l’Alliance conclue par Dieu avec ce peuple.
Cette lecture faîte par le scribe Esdras, seul face à la foule, puis relayé par des lévites qui, nous est-il dit, « relisaient la loi de manière distincte, en en donnant le sens et en faisant comprendre ce qui était lu », prenait place dans le cadre des fêtes de la restauration et des réformes des institutions politiques, religieuses et culturelles d’Israël, suite au retour d’exil de la communauté juive – et particulièrement pour les nouvelles générations qui découvraient pour la première fois la terre natale des pères de la nation. Retour donc de lumière, d’une écriture oubliée mais qui, là aussi, parce que relue, rappelée, remise au cœur des existences sociales et personnelles, pouvait alors redevenir, pour chacun, la Parole neuve d’un Dieu vivant qui tient ses promesses, et qui toujours et encore, parle et agit.
Je ne suis pas sûr que l’on peut mesurer la portée de cet épisode mémorable dont on peine à imaginer, à rêver, qu’il puisse même être encore possible, aujourd’hui, dans nos pays déchristianisés. Et pourtant ! Ce serait oublier un peu trop rapidement ces événements analogues provoqués au 17e siècle, en Europe, par la Réforme protestante, rassemblant autour de prédicateurs de choc – Luther, Théodore de Bèze, Calvin, John Knox et tant d’autres –, des milliers de femmes, d’hommes, d’enfants, à l’écoute d’une Écriture biblique traduite, imprimée, popularisée, remise au centre, remise en selle, et surtout délivrée de ses captivités ecclésiales, hiérarchiques et politiques qui, jusqu’alors, noyautaient le dépôt biblique.

C’est dire si ces trois événements de Parole que je viens de rappeler, qui sont remarquablement semblables alors même qu’ils couvrent des tranches de siècles tout à fait différents, soulèvent et commentent d’eux-mêmes l’importance – malheureusement oubliée, insoupçonnée – de la force d’un retour à l’Écriture et des enjeux spirituels et existentiels fondamentaux que de tels retours peuvent générer.
Mais dans le fond, comment et pour qu’elles raisons ces miracles de réformes ont-ils pu naître de ces retours à l’Écriture ? Je crois que pour bien le saisir, il est maintenant nécessaire de nous tourner vers le second texte que nous avons lu, et plus particulièrement vers cette formule choc que l’apôtre Paul a adressée aux chrétiens de Corinthe : « La lettre tue, mais l’Esprit, lui, donne la vie !»
Qu’est-ce que Paul a bien voulu nous dire par-là ? Avant d’y répondre, il nous faut, évidemment, d’abord situer cette affirmation décapante qui prend place dans le cadre d’une polémique que Paul affronte en son temps. Cette polémique concerne deux types de prédicateurs qu’il traite durement de « falsificateurs de la Parole de Dieu ! » Pour l’apôtre – qui n’y va pas par quatre chemins –, ces prédicateurs, sont en effet comparables à des petits trafiquants, des revendeurs malhonnêtes, qui frelatent ce qu’ils vendent – à la manière des marchands de vin mêlant de l’eau à leur produit –, et qui trompent donc sur les prix ! Il y a d’abord ceux qui, sans scrupule moral et théologique, trafiquent la lettre de l’Écriture en cherchant à faire de la Parole de Dieu une bonne affaire de commerce religieux et de profit personnel ; et puis, il y a ceux qui dévient et emprisonnent cette Parole à l’aide de toutes sortes d’ingrédients légalistes et ‘autoritaristes’ qu’ils prétendent discerner au fil d’une lecture culpabilisante, tout en étant eux-mêmes, le comble, complètement cadenassés par la peur viscérale d’être infidèles à l’Écriture !
Or, c’est précisément à l’inverse de ces deux manières de falsifier l’Écriture biblique – qui n’ont d’ailleurs de loin pas disparus aujourd’hui ! – que Paul rappelle que seule une prédication, et donc une lecture honnête et fidèle de l’Écriture, fait naître des fruits d’Évangile véritables. La preuve pour lui ? Eh bien se sont ces chrétiens de Corinthe auxquels il s’adresse ! Ils sont les signes visibles qui certifient la vérité de sa prédication, et bien mieux, selon lui, que ces lettres de recommandations que l’on délivrait aux prédicateurs circulant dans les églises de son époque. Car, si « la lettre tue, affirme-t-il en conclusion, seul l’Esprit, lui, certifie, en donnant la vie » !

Il y a donc là véritablement, sous la formule, quelque chose, une sagesse, un secret, qui ont porté la prédication de l’apôtre et vers lesquels il veut indéniablement nous conduire. Et je crois qu’il nous y conduit à l’aide de deux clés d’entrée nous permettant d’ouvrir sa pensée, deux clés que les réformateurs protestants se sont d’ailleurs légitimement appropriés pour nous re-former, en quelque sorte, à une saine lecture de l’Écriture.
La première de ces clés, c’est celle de la raison. Il convient avant tout d’aborder avec intelligence la lecture de l’Écriture en évitant de confondre cette Écriture avec la Parole. Car c’est là indéniablement un des grands débords des églises et des croyants dont précisément Paul nous a mis en garde en déclarant brutalement que « la lettre tue ».
Il est clair que l’apôtre désigne là derrière le problème de la Loi d’Israël considérée comme mortelle si elle ne se laisse pas revisiter, revivifier par la bonne nouvelle de l’Évangile. Mais il veut aussi nous dire, qu’en soi, l’Écriture biblique n’est dans le fond qu’un ensemble de signes conventionnels, fixés sur papier, inertes, figés par l’encre noire, une mise en forme matérielle, graphique, d’une série de témoignages rendus à la Parole de Dieu, c’est-à-dire à la mémoire de l’événement « Dieu » au cœur du monde et des humains dont l’Écriture (comme l’a dit le philosophe protestant Paul Ricœur) garde les traces.
La Parole est donc bien autre chose qu’une écriture ! La Parole c’est certes des mots, mais des mots portés par des sons, par des tons, provenant d’un souffle, exprimant un élan, une passion, et par-dessus tout un esprit. Nous savons d’ailleurs fort bien comment les mots d’une simple lettre, d’un écrit, peuvent être sélectionnés, arrangés, manipulés, détournés de l’esprit sincère qui les avait fécondés, inspirés et produits. Or la Parole même de Dieu, encore une fois, n’est pas d’encre et de papier !
Cette Parole-là, créatrice, inépuisable de sens, c’est un éternel mouvement de Dieu vers l’humain, un don, une incarnation de chair dont le Christ fut le porte-parole, et qui peut prendre corps et vie en nous. Et cela nous dit bien que le christianisme n’est pas du tout, comme on le prétend, une religion du livre, sacralisant donc le livre, mais bien plutôt un événement de Parole – ce qui n’est pas du tout la même chose ; et cela nous instruit surtout sur le fait que l’Écriture ne peut pas être lue et travaillée de manière littérale, à la lettre – avec le danger d’en faire un catalogue de « Tu dois ! » moralistes et sectaires en sus du danger des interprétations en contresens et souvent sans issue que ce type de lecture produit.
L’Écriture doit bien plutôt être abordée de manière littéraire, c’est-à-dire dans la perspective d’une prise en compte contextuelle, actualisée, raisonnée des lieux de vie et de mémoire qui en ont inspiré l’esprit ! Ce n’est pas pour rien que déjà du temps d’Esdras, il nous est dit que des lévites « relisaient la loi de manière distincte, en en donnant le sens et en faisant comprendre ce qui était lu ». Et c’est encore pour défendre cette seconde manière plus instruite et informée de lire l’Écriture que les réformateurs ont non seulement créés les Académies pour former des pasteurs-interprètes de la Parole, mais qu’ils ont brandi leur célèbre devise apparemment paradoxale de la « Sola Scriptura », de « l’Écriture seule ». Par-là, ils ne voulaient surtout pas défendre une lecture littérale et isolée de l’Écriture, mais bel et bien la liberté de l’Ecriture ! Pour que la Parole de Dieu reste radicalement libre de toutes mainmises ! Pour que Sa Parole in-spirée, soufflée en nous, via l’Écriture, soit rendue libre à elle-même ; libre donc des médiations de toutes sortes : des magistères monopolisateurs, des traditions annexes, des interprétations filtrées, censurées, centralisées, imposées, contrôlées, en bref des prétentions de maîtrise qui – n’hésitons pas à le rappeler – sous la férule de l’Église, ont pu mettre l’esprit de l’Ecriture en captivité.

Car là est encore un autre grand débord théologique historique : celui d’avoir confondu l’Église avec l’Évangile ! Avec ce résultat consternant de constater que si l’Évangile libère, eh bien, hélas, l’Église a pu emprisonner et continue d’emprisonner lorsqu’elle s’arroge le droit de formater et de clôturer une manière unique de penser l’Évangile et surtout lorsqu’elle dévie sur elle-même l’objet de la foi. D’où la grande insistance de la protestation protestante rappelant que l’Église doit rester humble, soumise elle-même à la Parole de l’Écriture, et capable de toujours se laisser réformer par elle si elle ne veut pas courir le risque de mourir étouffée par ses propres doctrines.
D’ailleurs, qu’est donc l’Église si ce n’est autre chose que le rassemblement libre de croyants libérés réunis autour de la Parole libérante de l’Évangile ? Et rappelons-nous aussi, qu’avant d’être un bâtiment, un lieu, une Institution, elle n’est dans le fond qu’une communauté provisoire et mobile à l’exemple des assemblées huguenotes, ces églises de protestants persécutés du temps de la Réforme, qui se déplaçaient dans les lieux secrets et déserts du midi de la France en transportant – et c’est significatif – des chaires de prédication démontables.
L’Église est simplement là ou deux ou trois sont rassemblés autour de « la Parole droitement prêchée et des sacrements célébrés », comme l’a écrit Calvin. Et ce n’est du reste pas pour rien que nos réformateurs ont conçu l’architecture intérieure des lieux de culte telles des sortes d’écoles de la Parole – ils l’ont dit –, plaçant la chaire au centre et en hauteur, disposant les bancs autour d’elle, mettant en retrait la table de communion pour rappeler que la Sainte Cène reste très simplement une aide pédagogique venant en appui de la Parole, et sans oublier ce signe distinctif spécifique des lieux de culte protestants qu’est la Bible ouverte, telle une invitation à lire l’Écriture et à se laisser saisir, au-delà de la lettre, par la Parole de Dieu dont librement, le travail intérieur de l’Esprit, en nous, témoigne.

Ce « témoignage intérieur de l’Esprit » nous offre précisément la deuxième clé d’entrée de la formule de Paul sur laquelle je voudrais d’autant plus insister, pour terminer, que les réformateurs y ont attaché une grande importance. Après la clé de la raison expliquant pourquoi « la lettre tue », l’autre clé, c’est celle du déploiement d’un mystère ; le mystère d’un saisissement et d’un frémissement : « l’Esprit, lui, vivifie » ! C’est là qu’est indéniablement le secret de la Parole, son ressort caché, son efficacité. Dans cette force mystérieusement régénératrice de l’Esprit, du Souffle vivifiant de Dieu qui peut nous saisir lorsque nous lisons l’Écriture, et par-delà l’écriture.
L’explication, subtile, en est que, si « la lettre, la gramma (en grec), tue, et que l’Esprit, le pneuma, lui, donne la vie », c’est que la Parole seule, même délivrée du poids de la lettre, en réalité ne suffit encore pas ! Seule, elle peut claironner ou raisonner en creux pour des oreilles qui n’entendent pas. Et c’est pourquoi doit s’y « con-joindre » l’Esprit. L’Esprit, mais aussi un lieu disponible ou s’y loger. Car telles toutes paroles délivrées, offertes, passionnées, celles de Dieu ont besoin d’un lieu ou son énergie, son souffle d’inspiration potentielle qui donne vie au texte et le transforme en un événement de Parole, puisse se nicher, prendre appui, germer, se métamorphoser, s’épanouir, grandir aux dimensions exactes de l’être qui l’accueille.
En un mot, au cœur de celui qui l’accueille, comme l’a dit Calvin en commentant ce texte. Et ce mot-là – de cœur – veut dire beaucoup, puisque chez Paul, loin d’être confondu avec le centre des émotions, il est la métaphore par excellence pour dire le lieu où se situe la source des pensées intellectuelles, le lieu où s’opèrent des choix, le lieu secret des décisions et des ruminations de nos actions. Pour l’apôtre, c’est bien là que l’Esprit de Dieu travaille librement l’effet de la Parole, à l’intime, là ou tout en nous se joue, au cœur de celui qui veut bien l’accueillir. Car jamais la Parole ne s’impose. Elle est tout simplement et sans jugement aucun, à prendre ou à laisser. Le frémissement de la Parole, même quand il survient de manière inattendue, est toujours le fruit d’une disponibilité intérieure. Et alors, Dieu se débrouille avec le reste et on peut lui faire confiance et il y a de « l’extra-ordinaire » qui peut surgir.
C’est ainsi qu’à chaque lecture de la Parole peut naître, par le mystère et la grâce de l’Esprit, à travers la lettre d’un texte si ancien qui tout à coup nous parle, ces miracles toujours répétés de petites ou de grandes réformes vivifiantes, comme il s’en est produit il y a quelques années pour tant d’auditeurs à l’écoute d’un comédien déclamant l’Évangile de Marc, pour tout un peuple au temps d’Esdras, dans de nombreux pays d’Europe du temps des réformateurs, et – j’en ai la certitude – pour chacune et chacun d’entre nous qui écoutons aujourd’hui la Parole, là où l’on est, et là où l’on en est, dans sa propre histoire et ses propres questionnements.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Delor
Musique
Girolamo Bottiglieri, violoniste