Écouter le culte :
Si l’on se promène dans une librairie, on trouvera au rayon philosophie de nombreux ouvrages destinés à nous aider à mieux vivre ; au hasard des titres prometteurs : « Une vie meilleure », « La philosophie pour vivre heureux » ou encore « Apprendre à vivre », et si l’on va au rayon psychologie, développement personnel ou spiritualité, la moisson serait encore plus grande.
C’est bien le signe que nos contemporains aspirent au bonheur, à une vie pleine et qui ait du sens, à une paix intérieure et à l’harmonie dans les relations humaines, et aussi qu’ils ont besoin d’une méthode pour parvenir à ce bonheur qui est tout sauf une évidence dans la vie quotidienne.
Si Paul s’était promené dans une librairie à Athènes, il aurait pu, lui aussi, trouver des livres des meilleurs philosophes de son temps : « De la tranquillité de l’âme », « Du contrôle de la colère » ou « La vie heureuse ».
Chaque école philosophique proposait des exercices spirituels qui engageaient toute la vie de l’apprenti philosophe avec pour but de se détacher du monde terrestre, de ses passions et de ses troubles pour ne vivre que selon la Raison, le Logos, et parvenir ainsi à la paix, la tranquillité, la sagesse. Ainsi devenait-on philosophe, ami de la sagesse dans l’Antiquité.
Paul connaissait certainement tous ces livres, il avait aussi un très grand respect pour le but que ces philosophes tentaient d’atteindre. D’ailleurs les listes des passions qui dominent l’homme et l’empêchent d’accéder à la liberté intérieure ou à l’harmonie dans les relations humaines (que nous avons entendues dans le texte de Colossiens) reprennent simplement l’idéal des philosophes de son temps qu’il partage sans réserve.
Son message n’est donc pas une critique frontale contre l’aspiration au bonheur de ses contemporains, mais il se base sur cette quête légitime pour proposer, à partir de sa foi en Christ, un chemin inédit, une méthode nouvelle pour accéder à cette plénitude de vie. Voilà qui devrait nous servir de modèle dans notre manière d’entrer en dialogue avec les philosophies ou spiritualités de notre temps que nous regardons souvent de haut, avec un certain mépris, alors qu’elles tentent de répondre à des aspirations élevées, sincères et légitimes, de nos contemporains ; aspirations qui sont d’ailleurs les nôtres aussi.
Partons plutôt positivement de ce désir d’être plus humain, d’une vie accomplie, pour discerner comment notre foi chrétienne nous aide à atteindre ce but. Dans l’épître aux Colossiens, Paul développe une cosmologie, une vision de l’univers qui reçoit son harmonie du Christ ressuscité et élevé dans le monde divin, lui qui tient le monde dans ses mains et le remplit de sa Présence.
Ma collègue, dimanche dernier, a évoqué la puissance mobilisatrice de cette vision. Dans notre chapitre, il est question de notre participation en tant qu’être humain à cette harmonie et à cette plénitude : nous passons donc de l’harmonie cosmique à l’harmonie personnelle de chacune de nos existences et à l’harmonie de nos relations avec les autres.
Paul utilise des images spatiales qui correspondent à la conception de l’univers de son temps et qui peuvent nous paraître un peu énigmatiques: c’est un espace à trois étages, avec en bas, la terre, lieu des contradictions, du mélange du bien et du mal, des pulsions animales, un étage intermédiaire où sont les puissances, les anges, les autorités, tout ce qui a un pouvoir sur les êtres humains et les aliène, et enfin le haut, le monde céleste, divin, lieu d’harmonie, de paix, mais qui semble très éloigné de notre terre de souffrances et de misère.
Bien sûr, cette conception n’est plus la nôtre – et c’est certainement pourquoi, nous avons de la peine à comprendre par exemple l’Ascension du Christ au ciel, à la droite de Dieu, qui s’exprime dans cette symbolique spatiale. Toutefois la signification existentielle de ces images demeure très actuelle et pertinente pour exprimer notre réalité humaine : nous sommes bien des êtres terrestres, avec notre lot de contradictions. Nous pouvons aspirer au meilleur du plus profond de nous-mêmes et nous laisser en même temps tirer vers le bas par nos passions égoïstes, nos peurs ou nos lâchetés. Je ne veux pas développer, chacun sait quelle est sa pente glissante qui le tire vers le bas !
Même si nous ne croyons plus aux puissances célestes du monde intermédiaire, nous pouvons aussi faire l’expérience d’être comme possédés ou prisonniers de forces obscures que nous ne maîtrisons pas et qui peuvent diriger nos vies, lorsque nous sommes pris dans les chaînes de l’angoisse ou de la tristesse qui paralysent notre élan vital, de la culpabilité ou des nœuds relationnels compliqués qui nous isolent, de la convoitise à posséder toutes sortes de biens pour nous faire valoir auprès d’autrui.
Le monde céleste ne nous est pas inconnu non plus, nous pouvons faire de temps en temps l’expérience de la plénitude, de la paix, quand nous nous sentons en harmonie avec la nature, avec nous-mêmes, avec les autres, avec Dieu. Nous éprouvons alors le simple bonheur d’exister et d’être à notre place. Et ces moments célestes, nous aimerions tant les prolonger ! C’est à ce bonheur céleste, à cette harmonie divine au cœur de nos réalités terrestres si souvent disharmonieuses que l’apôtre Paul nous convie.
Sa conviction fondamentale est que par l’Ascension, le Christ est entré dans le monde de Dieu et qu’il nous en ouvre l’accès, déjà maintenant. Les énergies de vie et de résurrection du Christ sont plus fortes que toutes les puissances qui nous possèdent et nous rendent prisonniers. Ces énergies de résurrection nous libèrent, nous rendent à nous-mêmes et nous ouvrent à des relations pleines avec les autres : « Votre vie est cachée avec le Christ en Dieu ». Voilà l’évangile, la Bonne Nouvelle ! Il est à noter que c’est à l’indicatif, cela nous est donné, le ciel est bien ouvert pour nous. Et c’est au présent ! Non dans un avenir lointain, après beaucoup d’efforts, non après notre mort, dans l’au-delà. Nous sommes déjà ressuscités avec le Christ !
Simplement, cette réalité extraordinaire, ce trésor du Royaume, est caché et le but des conseils et exhortations de l’apôtre est de rendre un peu plus manifeste, et d’abord à nos propres yeux, cette réalité cachée, pour que nous puissions en vivre de manière plus consciente.
Il y a plusieurs manières de témoigner de cette participation du croyant au monde de Dieu : chacun, qui en a fait l’expérience, essaie de nommer avec ses mots cette perception mystérieuse d’une réalité certes intérieure mais qui dépasse infiniment notre moi conscient, noyau dur de notre être qui nous permet de tenir bon quand nos vies s’écroulent, de garder notre dignité lorsqu’elle est bafouée ou que la culpabilité nous ronge, de raviver la flamme de l’amour, même s’il ne reste que des braises dans nos relations.
Cette réalité est ce sur quoi nous pouvons toujours prendre appui pour nous éveiller de nos torpeurs, nous relever lorsque nous sommes à terre, et nous remettre dans le courant de la vie (cf. éveiller et lever : les verbes de la Résurrection).
Un Père de l’Eglise, Evagre, nomme cet espace intérieur qui abrite cette Présence de Dieu : « perception de la Paix ». Si nous sommes attentifs à cette Paix intérieure, si nous la percevons, même de manière furtive, au sein de nos journées agitées, si nous en faisons peu à peu le Centre de notre vie, de notre être, de nos actions, alors nul doute que nous serons transformés, renouvelés et fortifiés.
Cela peut sonner comme quelque chose d’abstrait ou comme un idéal inatteignable, pourtant c’est bien à la portée de chacun de nous : là où nous sommes, quel que soit notre âge, notre santé, nos échecs et découragements. Nous pouvons entrer, toujours à nouveau, dans cette dynamique de renouvellement de nos existences en accueillant ces énergies de vie et de résurrection, en recevant cette Paix qui nous est offerte par le Ressuscité, qui est en même temps le Ressuscitant, c’est-à-dire celui qui suscite des forces nouvelles là où nous croyions être à bout, celui qui suscite un amour nouveau là où nous pensions être trop blessés pour être capable d’aimer encore, qui suscite une paix nouvelle là où nous nous enfermions dans nos discordes. L’homme nouveau, ce n’est pas celui qui tire un trait sur le passé, et le balaie comme s’il n’existait pas, mais celui qui se laisse renouveler en permanence pour que ce passé ne conduise pas à une impasse, mais qu’il ouvre des horizons inédits.
C’est un chemin, et l’essentiel est de commencer à le prendre, ou pour employer une autre image (évocatrice ici sur les bords du Rhin), c’est un fleuve et il suffit d’entrer dans ce courant de vie et de résurrection et de s’y laisser porter. Ne nous culpabilisons pas de nos retours en arrière et de nos blocages, ne nous effrayons par l’ampleur de la tâche, mais recentrons-nous toujours sur cette Paix – cette Présence du Christ en nous – qui est notre identité profonde et que rien, ni personne ne peut nous enlever. Là est bien notre bonheur !
Voilà, selon Paul, le chemin vers la tranquillité de l’âme, une vie heureuse, la voie pour devenir un être humain accompli. Il rejoint ainsi les aspirations au bonheur de ses contemporains, mais sa foi au Christ lui permet de proposer une méthode bien différente que celle des philosophes de son temps pour parvenir à cet accomplissement : ce bonheur n’est pas réservé à une petite élite de philosophes, il est destiné à tous les croyants qui par leur foi en Christ sont tous amis de la sagesse.
Il ne consiste pas en une fuite du monde et des autres êtres humains pour être à l’abri des troubles et vivre seulement de la contemplation intellectuelle, mais ce bonheur est incarné et ce qui fait le ciel sur la terre, ce sont des relations communautaires et interpersonnelles pacifiées et harmonieuses, sous le signe de l’amour.
L’idéal du chrétien n’est pas l’impassibilité du sage, mais la compassion pour tout être humain souffrant, à l’image du Christ. Enfin, comme nous l’avons souligné dans cette méditation, ce bonheur n’est pas dans un avenir lointain au terme d’un travail sur soi éprouvant, mais c’est un don, une grâce, à accueillir au présent.
Que règne en nos cœurs la paix du Christ. Amen.