Écouter le culte :
La campagne de communication des Eglises réformées alémaniques sur le bonheur bat son plein et rencontre beaucoup d'intérêt de la part des médias. Certainement parce qu'elle rejoint une aspiration profonde de chaque être humain. Qui de nous n'aspire pas en effet au bonheur, à vivre une vie réussie, une vie qui ait du sens ? Dans l'évangile, le sermon sur la Montagne de Jésus est vraiment comme une charte du bonheur. Il s'ouvre en effet sur les béatitudes et poursuit par un enseignement où Jésus donne à ses disciples des clefs pour vivre concrètement ce bonheur promis.
Il y a 15 jours, dans notre précédent culte radiodiffusé, nous avions médité l'exhortation de Jésus à ne pas se faire de soucis qui précède directement notre texte sur la paille et la poutre: Le bonheur vient lorsque nous recevons notre être, notre vie comme des cadeaux de Dieu dans la confiance en ce Père qui veut notre bien. Nous pouvons alors vivre dans la plénitude de l'Instant présent (présent - cadeau) et confier notre lendemain à Dieu. La non-inquiétude comme voie de bonheur.
Suit l'appel que nous avons entendu aujourd'hui à ne pas juger afin de ne pas être jugés en retour, appel donc à sortir de ce type de relations de jugements de valeurs. Cette attitude aboutit à une « vision claire » de la réalité, des autres, de nous-mêmes : « Enlève la poutre de ton oeil, alors tu verras clair. »
Vivre la plénitude de l'Instant présent.
Avoir une vision claire de la réalité
Ouh là, est-ce que le pasteur n'a pas trop lu les livres du Dalaï Lama ? Ne sommes-nous pas là très proches (trop) du bouddhisme ? N'y a-t-il pas confusion ? Il est vrai que l'essentiel de l'enseignement bouddhiste est de permettre à ceux qui le mettent en pratique de « voir la réalité telle qu'elle est » et de s'abstraire donc des émotions, des sentiments, des peurs ou attirances qui brouillent la vision et qui font que nous ne cessons de porter des jugements sur la réalité au lieu de la regarder telle qu'elle est en elle-même.
On pourrait dire que nous regardons souvent la réalité par le petit bout de la lorgnette, à partir de nos préjugés et de notre égoïsme et que nous la voyons alors totalement déformée. C'est un des buts de la méditation dans le bouddhisme que de permettre au méditant d'obtenir cette vision claire de la réalité. Jésus rejoint certainement le Bouddha et la plupart des maîtres spirituels sur le diagnostic au sujet de notre malheur: Nous faisons notre malheur nous-mêmes par le souci et le jugement, là il y a une unanimité de toutes les traditions spirituelles. La différence – et elle est de taille – vient des remèdes à apporter pour échapper à ce malheur.
Jésus d'abord, notamment avec cette image de la poutre et de la paille, met l'accent sur l'aspect relationnel du non-jugement. Cette clairvoyance, cette vision claire et dégagée, ne concerne pas tant la « réalité en général» que notre relation à autrui.
Jésus nous interpelle donc sur la manière que nous avons de regarder les autres, nos proches, dans notre famille, parmi nos amis, dans la communauté de l'Eglise, mais aussi les plus « lointains », les personnes que nous côtoyons dans l'indifférence ou parfois même avec une certaine méfiance ou hostilité: les jeunes que nous n'arrivons plus guère à comprendre, les étrangers qui ont d'autres traditions culturelles, les personnes d'autres religions : « Quel regard portons-nous sur autrui ? »
Cette image de la paille et la poutre vient, nous l'avons dit, après l'appel de Jésus à s'abstenir de juger autrui « Ne vous posez pas en juges afin de n'être pas jugés. » L'image approfondit cette invitation de Jésus, en nous rendant attentifs sur les raisons qui font que notre regard sur autrui est brouillé. Pourquoi est-ce que j'aborde le plus souvent autrui sur le mode de la comparaison, de la critique, du jugement de valeur ? Pourquoi est-ce que je n'arrive pas spontanément à porter sur autrui un regard clair, sans préjugés, avec une totale égalité d'âme ? Pourquoi, semble nous demander Jésus, nos relations humaines sont tellement compliquées et troubles, nous procurant souvent déceptions et tristesses, alors qu'elles pourraient se dérouler dans la simplicité, une certaine forme de transparence, dans la confiance pour nous apporter joie et bonheur?
« Qu'as-tu à regarder la paille dans l'œil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton œil à toi tu ne la remarques pas ? » Il y a là une invitation à un changement de regard ! Au lieu de toujours juger les autres qui ne sont pas comme nous voudrions qu'ils soient, qui ne correspondent pas à notre attente, qui nous déçoivent, regardons d'abord à nous-mêmes ! Changeons donc notre perspective, et observons-nous ! Mais attention de ne pas entendre cette recommandation de Jésus de manière trop moralisante. Jésus ne se situe pas ici dans le domaine moral du péché ou de la faute. Je ne crois pas qu'il veuille dire : avant de juger autrui, juge-toi toi-même ! Regarde d'abord tes propres péchés, qui sont bien plus imposants et plus nombreux, demande pardon et ensuite tu pourras alors te tourner vers autrui pour enlever la paille, pour le corriger à son tour.
Là, nous restons dans cette logique du jugement, en ne faisant que la déplacer ! Non, Jésus se situe là à un niveau plus fondamental : la poutre dans notre œil, ce qui nous empêche de voir autrui avec clarté, ce qui brouille notre regard et détruit toute relation, ce n'est pas tel ou tel péché particulier, mais c'est bien cette attitude de jugement en tant que telle ! C'est parce que nous jugeons autrui – ou que nous nous jugeons nous-mêmes – que nous sommes des hypocrites, comme l'affirme Jésus, des personnes qui ne regardent pas leur propre vérité et qui restent à la surface d'elles-mêmes.
Regarder à soi-même et enlever la poutre est alors une invitation à chercher en nous d'où vient notre esprit de jugement qui nous empêche de voir l'autre tel qu'il est ou de nous voir tels que nous sommes et de tout faire pour vivre des relations de non-jugement. Et cela n'est pas facile !
Ce renversement de regard permet dans un premier temps de prendre une certaine distance avec nos émotions, nos antipathies et nos sympathies spontanées et de regarder d'où vient l'émotion provoquée par autrui. Au lieu de se laisser emporter par un jugement péremptoire, regarder la poutre de notre œil signifie nous interroger sur le pourquoi d'une telle réaction. Qu'est-ce qu'autrui a réveillé en moi pour que je me mette à le juger avec tant de véhémence ? Souvent d'ailleurs, plus notre jugement est sévère, plus il y a investissement émotionnel, plus nous nous sentons menacés à des niveaux profonds de notre être.
Les psychologues nous ont bien montré ce mécanisme : l'autre, par son attitude, me renvoie une image insupportable, parce que inconsciemment je sais que je pourrais en être proche. Son ombre, son côté obscur, me renvoie à ma propre ombre, à ce que je ne désire pas appréhender en moi-même, à ce que je cherche à cacher à autrui par un masque de respectabilité et souvent ce que je veux me cacher à moi-même. Alors au lieu de partir à la quête de sa poutre, de ce qui provoque cette attitude de jugement et de rejet, au lieu de regarder en soi ce qui n'est pas très sain et qui est comme une sorte de pourriture qui m'empêche de voir clairement les choses, il est bien plus facile de « juger » l'autre infréquentable, de couper toute relation et de ne plus vouloir avoir affaire à lui, mais il y a là une grande méprise : ce n'est pas avec l'autre que nous ne voulons plus avoir affaire, mais avec cette partie obscure de nous-mêmes que nous voyons si bien en lui, et que nous ne voulons pas voir en nous. Nous projetons sur l'autre notre ombre et en cessant toute relation, nous nous croyons indemnes. Mais, nous dit Jésus « Comment peux-tu dire à ton frère : Frère, laisse-moi retirer la paille qui est dans ton œil alors que tu ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? »
Voilà le diagnostic ! La plupart des grands maîtres spirituels, nous l'avons vu avec le bouddhisme, mais aussi les psychologues modernes peuvent l'établir. Tout jugement sur autrui provient du fait que l'on se sent menacé par l'autre, qu'il réveille en nous des zones obscures que nous n'aimerions pas voir dont nous avons peur; autrui menace notre précaire stabilité et nous préférons alors vivre dans une attitude de jugement, de mépris, de supériorité dédaigneuse plutôt que de regarder cette poutre qui est dans notre œil et qui nous empêche tout regard clair, d'amour et d'accueil sans jugement. Nous le vivons dans nos relations quotidiennes, mais aujourd'hui, en ce 11 septembre, nous pouvons aussi voir comment ce mécanisme peut s'étendre dans les relations entre peuples et civilisations différentes. sur des siècles.. Je vous invite à méditer ce texte en revoyant ces terribles images des attentats du 11 septembre!
Mais l'évangile ne se contente pas du diagnostic, il nous propose aussi un remède pour nous permettre de vivre cette relation avec les autres dans le non-jugement. Après l'invitation à nous observer nous-mêmes au lieu de regarder autrui et ses défauts ou ses fautes il y a l'invitation à nous regarder et à regarder autrui avec le regard même que le Christ porte sur chacun de nous : car Lui nous regarde avec un regard clair, sans jugement, sans a priori. Au moment où on lui amène la femme adultère et où il renvoie les pharisiens à leur propre poutre intérieure, Jésus fait cette affirmation solennelle : « Moi, je ne juge personne ! » Le Christ qui a su intégrer en Lui de manière harmonieuse toutes ses ombres – et notamment tout esprit de jugement – peut nous accueillir tels que nous sommes, avec nos ombres et nos lumières, avec nos poutres et nos pailles, avec nos peurs et nos fragilités.
C'est parce que nous pouvons nous placer sous ce regard d'amour et d'accueil Inconditionnel du Christ, que nous pouvons nous regarder nous-mêmes dans notre vérité, laisser pénétrer cette Lumière du Christ dans nos zones d'ombre et le laisser nous guérir de tout ce que nous ressentons comme une menace. C'est certainement cette dimension qui fait la différence entre le bouddhisme et le christianisme : le méditant bouddhiste se retrouve seul face à soi-même pour s'observer, le « méditant chrétien », lui, se place sous le regard d'un autre dans la prière, sous le regard d'Amour du Christ.
Voilà bien la foi/confiance à laquelle renvoie toujours Jésus. Cette confiance dont parle la romancière Iris Murdoch : « Dieu est la croyance qu'au plus profond de nous, nous sommes connus et aimés, jusqu'au lieu même où la lumière ne pénètre pas. » Le seul remède pour que nos ténèbres ne nous envahissent pas, qu'elles ne se transforment en jugement d'autrui, c'est d'accepter ce Regard d'amour du Christ sur toute notre vie, y compris ses parties obscures !
Alors ayant ôté ou plutôt nous ayant laissé ôter cette poutre de notre œil, nous pourrons nous retourner vers nos frères et sœurs avec un regard purifié ! Nous pourrons alors avoir cette vision pénétrante qui nous permet d'accueillir l'autre tel qu'il est, sans projeter sur lui nos désirs, nos émotions troubles, notre égoïsme, nos peurs. Le bonheur des relations simples est alors très proche et nous pouvons accueillir autrui comme un cadeau ! Parce que nous avons appris aussi à nous recevoir nous-mêmes et accueillir chaque instant de nos vies comme un présent de Dieu.