« Cœur de pierre - cœur de chair »

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Nous sommes dans le temps liturgique entre Pâques – la fête des fêtes – qui célèbre la résurrection du Christ et Pentecôte – la fête de la venue de l’Esprit Saint. Fête à la fois intime, puisque l’Esprit permet à chacun personnellement, au plus profond de son être, d’être participant de la vie divine et à la fois communautaire, puisque l’Esprit fonde l’Eglise. Ce temps liturgique nous permet de faire nôtre, d’intérioriser le passage de la mort à la vie qu’a vécu Jésus.
En effet, au passage de Vendredi Saint à Pâques, de la mort à la vie, des ténèbres à la Lumière correspond en chaque croyant, au plus intime, un autre passage, une autre Pâque, celle du « cœur de pierre » au « cœur de chair », comme nous l’avons entendu dans le livre du prophète Ezéchiel. L’image est très parlante ! Quand on dit de quelqu’un qu’il a un « cœur dur comme la pierre », on veut dire qu’il est insensible, que rien ne peut le toucher ou l’émouvoir, qu’il est fermé à toute compassion et à tout amour... Mais, ce « cœur de pierre », n’est-ce pas souvent notre réalité ? Nous pouvons alors, à l’aide de nos textes bibliques, tenter de porter un diagnostic sur ce que nous vivons :
Pourquoi nous forgeons-nous, dans nos relations avec Dieu, avec les autres, avec nous-mêmes « un cœur de pierre » ? Pourquoi nous blindons-nous dans la vie au point d’être incapables d’accéder à la profondeur de nos sentiments intérieurs ? Quelles peurs, quelles résistances sont derrière ce besoin impérieux de protection ? Mais le diagnostic n’est pas là pour que nous soyons écrasés, à terre, mais il est posé en vue d’une thérapie, d’une guérison. Dieu nous promet d’ôter le cœur de pierre, qui est le nôtre, pour nous donner un cœur de chair, un cœur qui se laisse toucher, émouvoir, qui s’ouvre à la compassion et à l’amour. Selon la traduction en français courant, c’est le passage d’un cœur « insensible comme la pierre » à un « cœur réceptif ».

Un cœur de pierre est rigidifié, il est cadavérique, mort. Un cœur de chair est un cœur vivant, et c’est bien à une Pâque intérieure que nous sommes invités, passage de la mort à la vie ! Comme le dit l’apôtre Jean : « Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort. » C’est donc l’amour, l’amour reçu et l’amour donné, qui est le moteur de cette transformation !
Cet appel de Dieu, ou plutôt cette promesse de transformation, concerne chacun d’entre nous individuellement, que nous soyons ici dans cette chapelle ou à la maison, en voiture, à l’hôpital à l’écoute de la radio, mais cette promesse a aussi une dimension communautaire. Nous sommes interpellés en tant qu’Eglise (et là nous retrouvons les deux dimensions de l’Esprit qui œuvre au plus intime de la personne et qui fonde la communauté) : le discours d’Ezéchiel s’adresse à chaque Israélite en particulier, mais aussi à l’ensemble du peuple, puisqu’il se termine par ce renouvellement de l’alliance : « Vous serez mon peuple et je serai votre Dieu. » Dimension ecclésiale, communautaire et dimension intime donc étroitement mêlées. Essayons de mieux comprendre ce que cela peut signifier pour nous aujourd’hui ! et d’abord pour l’Eglise !
Il serait trop facile de ne pas nous sentir concernés, de regarder à gauche et à droite les autres religions, les autres Eglises pour critiquer leur intégrisme ou leur intolérance sans nous remettre nous-mêmes en question. Or c’est vraiment la tentation de toute religion, de toute Eglise que de « pétrifier » sa foi, sa morale, ses rites, ses institutions et de se transformer en « religion de pierre », pour poursuivre l’image d’Ezéchiel.
La religion de pierre est celle de tous les « ismes » qui figent les relations vivantes ! C’est la religion du dogmatisme qui cherche à enfermer Dieu dans des idées ou des définitions, autant d’idoles conceptuelles proches des idoles de pierre. C’est aussi la religion du légalisme, qui se base sur des normes, des lois, des principes extérieurs ; religion où tout est vu selon la distinction entre permis/défendu et où les situations particulières de vie, les appréciations personnelles, la conscience, les motivations intimes ne comptent guère, les pierres des tables de la loi. Religion du ritualisme, aux pratiques très codifiées pour s’approcher de la divinité et pour entrer en relation avec cette puissance supérieure, rites qui permettent de « négocier » avec Dieu dans une partie de donnant-donnant et d’apaiser alors nos peurs archaïques, les pierres de l’autel du sacrifice et du Temple.
A chaque fois, nous avons affaire à une forme de religion très extérieure : on se raccroche à des formules dogmatiques, à des règles, à des rites, mais tout cela est détaché de la vie réelle et concrète. Ces pratiques risquent de devenir alors un absolu, qu’on cherche à imposer aux autres, et ces pierres des idoles, ces pierres des tables de la loi, ces pierres de l’autel des sacrifices ont tendance à se transformer en « pierres de lapidation » pour exclure, voire mettre à mort le renégat, l’infidèle, la femme adultère, tous ceux qui bousculent les règles dogmatiques, morales ou rituelles, et dont on a peur que l’impureté ne soit contagieuse.

Ces dérives peuvent être celles de toutes les religions, mais pourquoi ? Pourquoi s’enfermer dans un tel carcan au lieu de vivre une « religion de la chair », une religion qui nous relie les uns aux autres, qui nous relie avec notre profondeur insoupçonnée, qui nous relie à Dieu source de toute Vie. Pourquoi cet attrait pour la pétrification ? Pour comprendre cette funeste attirance, il nous faut passer du communautaire à l’intime et au personnel. Car derrière le dogmatisme, le moralisme, le ritualisme, derrière tous ces « ismes » dans lesquels nous nous barricadons et qui nous empêchent d’aimer, se cachent une peur et une volonté de maîtrise. Peur de la vie, peur de ce qui peut émerger du plus profond de nous, si nous laissons nos émotions s’exprimer, peur de l’incertitude, peur des rencontres transformatrices, peur des blessures que les autres peuvent nous infliger si nous nous montrons par trop désarmés.
Alors on se blinde, on construit des pierres, on se réfugie dans des certitudes figées ou des habitudes intangibles. On se raccroche aux rites, aux règles, aux formules comme autant de bouées de sauvetage. Et comme on en a besoin pour ne pas sombrer, on ne supporte pas tout ce qui risque de provoquer une faille, de révéler la fragilité de nos convictions, d’où cette agressivité et cette violence de toute « religion de pierre » Pour préserver ces sécurités, on s’interdit d’explorer les caves de nos vies.
Oui, ainsi se fabrique « un cœur de pierre », on veut une parfaite maîtrise de sa vie, une pureté sans mélange, une pleine adéquation à soi-même sans aucune distance interne. On est tout d’un bloc ! Mais en fait, ce tout d’un bloc signifie l’absence de vie, la mort. La peur a fait que nous avons construit, sans le vouloir, des tombeaux. C’est pourquoi, Jésus peut dire des pharisiens, qu’ils sont des « sépulcres blanchis ». A l’extérieur, tout est beau, rutilant, la vie peut sembler réussie, on a une belle famille, une bonne situation, un engagement social ou religieux. Tout est lisse et sans faille, mais à l’intérieur c’est mort. Voilà le diagnostic

C’est dans cette situation que peut retentir pour chacun de nous avec force la promesse de guérison, la promesse de l’Esprit divin qui nous fait passer de cette mort à la vie retrouvée : « J’enlèverai de vos corps le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai en vous mon propre esprit. » Il est important de noter que ce n’est pas nous qui dans un premier temps agissons, mais que c’est Dieu qui intervient et qui travaille en nos vies. Nous n’avons pas tant à faire qu’à laisser faire l’Esprit en nous. Notre seule tâche est alors de nous rendre disponibles. Si la peur et la volonté de maîtrise ont façonné nos « cœurs de pierre », ce seront alors la confiance et la démaîtrise, ou on pourrait aussi dire le lâcher-prise, qui rendront nos cœurs vivants, malléables, sensibles aux sentiments intérieurs profonds, aux appels des autres, aux murmures de Dieu. Il n’y a là rien de crispé, rien de figé, mais plutôt l’humble abandon à l’action de l’Esprit qui veut nous modeler.
Comme l’exprime Tersteegen, un grand mystique protestant : « Une vie chrétienne construite par soi-même, dont le Christ vivant intérieur n’est pas l’origine et l’âme ne mérite pas ce nom ; ce n’est qu’un masque mort, une forme extérieure sans vie, ni force. Il nous faut simplement abandonner notre propre agir, donner véritablement notre cœur à Jésus, demeurer en lui comme des enfants et le laisser agir librement en nous par son Esprit. (…) Ainsi, il s’agit plus de l’œuvre de l’Esprit de Jésus en nous que de notre propre travail. Cet Esprit d’amour insuffle à l’âme le sens de Jésus-Christ et la façonne à son image presque aussi imperceptiblement qu’un enfant est formé dans le sein de sa mère. L’Esprit conduit l’âme à se détacher toujours plus de toutes choses et d’elle-même et à s’abandonner inconditionnellement à Dieu. (...) En ce domaine, il n’est pas possible de nous fabriquer ou de nous façonner par nous-même ; cela ne serait qu’un obstacle. Il faut n’être que de l’argile pauvre et informe dans la main du potier. Cette main d’amour nous formera à sa manière ».

Dimension intime de la réception de l’Esprit qui nous donne un cœur de « chair », un cœur malléable qui se laisse façonner par le potier divin. A l’opposé de la peur et de la volonté de maîtrise, il y a la confiance qui nous permet de nous laisser aimer au plus profond, même là où nous ne sentons pas aimables, même au creux de nos failles et de nos fragilités, confiance qui nous fait recevoir la Parole de grâce et de pardon que Dieu nous adresse en son Fils, Parole qui nous permet de retrouver la confiance en nous-mêmes et Parole qui nous permet aussi de créer des liens de confiance avec les autres. Plus la confiance est retrouvée, plus des liens sont retissés et plus les pierres qui servaient de portes blindées à notre cœur s’effondrent. Nous découvrirons alors que Dieu est un Dieu Vivant et que nous ne pouvons l’enfermer dans des formules ou des dogmes figés, mais le laisser nous rencontrer et nous surprendre dans Sa liberté.
Un Dieu toujours plus grand que tout ce que nous pouvons penser de Lui, et c’est l’écroulement du dogmatisme. Nous ferons l’expérience que Dieu ne cherche pas à faire sa demeure dans des temples de pierre, mais que selon sa promesse, il veut faire de nos cœurs sa demeure, si nous nous ouvrons à cette dimension intérieure, c’est l’écroulement du ritualisme. Enfin, nous pourrons être aussi ouverts aux appels d’autrui, à leurs sollicitations, aux surprises des rencontres, en respectant chacun dans sa personnalité comme un enfant de Dieu unique sans l’enfermer dans nos jugements, et c’est l’écroulement du moralisme !

Cette Pâque intime du cœur de pierre au cœur de chair conduit à une Pâque communautaire de la religion de pierre à la religion de chair, une religion « incarnée », vivante, respectueuse des situations de vie de chacun, rejoignant chacun là où il se trouve. C’est bien alors la religion voulue par Jésus-Christ, la Parole faite chair. Sur Lui repose la plénitude de l’Esprit divin, qui lui permet de ne jamais figer son rapport à Dieu, de ne jamais « pétrifier » ses relations aux autres, mais de toujours vivre l’ouverture, l’attention aux appels de Dieu et aux sollicitations des hommes, de discerner le murmure de Dieu à travers ses frères et sœurs en humanité.
Pour être ainsi à l’image du Christ et vivre véritablement une religion de l’incarnation, il nous faut toujours invoquer l’Esprit divin pour qu’il pénètre l’intimité de nos cœurs : « Lave notre péché, abreuve notre sécheresse, guéris notre blessure, fléchis notre rigidité, enflamme notre tiédeur. »

Détails

Avec la participation de
Orgue
Ursula Rehsteiner
Musique
Magdalena Kachen, violoncelle