Ce sont trois textes curieux et stimulants que la liturgie romande nous propose d'écouter pour ce dimanche de la Réformation.
Le premier est d'apparence résolument politique : Jérémie évoquant, par l'image du potier qui refait un objet raté, le ratage de l'alliance entre Dieu et son peuple; un peuple à l'époque dérouté et perplexe, pris entre le marteau assyrien et l'enclume égyptienne, mal dirigé par un gouvernement velléitaire et qui, dans une grande confusion, cherche son salut partout sauf en son Dieu; particulièrement dans le culte de divinités étrangères.
Le second est d'apparence bien plus spirituelle : Jésus prenant de la hauteur pour déclarer heureux, inspirés, prophètes ceux qui, ayant tout perdu sauf leur confiance en Dieu, n'ont plus qu'à se réjouir du bonheur paradoxal d'avoir raison contre tous…
Le troisième, c'est cette interpellation de Paul aux églises de Galatie (sud de la Turquie actuelle) — ou peut-être aux églises d'Helvétie— : «C'est pour que vous soyez vraiment libres que Christ vous a libérés : tenez bon, ne vous laissez pas réduire à l'état d'esclaves ! Vous courriez bien : qui, en vous barrant la route, empêche la vérité de vous entraîner ?»
Si différentes que soient les circonstances socio-historiques qui présidèrent à l'apparition de ces trois textes, leurs destinataires ont quelque chose en commun : ce sont des égarés, des désillusionnés, des gens incertains et apeurés qui ne savent plus à quel saint se vouer; des «paumés».
A l'époque de Jérémie, l'escalade de conflits internationaux au Proche-Orient se conjugue avec l'instabilité politique et l'insécurité sociale du royaume de Juda pour générer des comportements à courte vue, protectionnistes, dominés par la peur du lendemain et la méfiance du présent. Tout est bon à prendre pour se sortir de là, tout sauf la vieille alliance avec Yahvé, reléguée au ruclon des pots cassés…
A l'époque de Jésus, la pression conjuguée de l'occupation romaine en Palestine, de l'agitation sociale qu'elle génère et d'une vie économique difficile pour la majorité de la population a à peu près les mêmes effets; angoisse générale et intérêts particuliers à courte vue créent une ambiance de fin de monde où escrocs, collaborateurs des romains et terroristes tiennent le haut du pavé tandis qu'une majorité de gens connaît la détresse économique et sociale.
Quant à Paul, il s'adresse à une autre sorte de «paumés» : les convertis de fraîche date des églises qu'il a fondées en Galatie, qui font l'expérience douloureuse de la difficulté qu'il y a à vivre la liberté des sœurs et frères du Christ dans une société conservatrice, dominée par la réalité de l'esclavage et la toute-puissance de l'Empire romain. Secte illicite et ressentie comme gratuitement provocatrice, le christianisme naissant y est confiné dans une marge de manœuvre des plus étroites.
Il y a là des éléments curieusement familiers; — conjugaison de peur du lendemain et de réactions intéressées : saisir aujourd'hui ce que je peux de peur que je n'en manque demain (parlez-en à l'actionnaire que je suis…) — Méfiance, méfiance envers toute puissance ou autorité, politique ou économique, également suspecte de poursuivre des objectifs peut-être inavouables, en tous cas inavoués, au mépris de l'intérêt général (parlez-en au citoyen abstentionniste que je suis…) — Recours affolé et coûteux, sans discernement ni durée, à tout gourou ou idéologue qui affirme détenir «la solution», à l'exception des anciennes traditions spirituelles (parlez-en au consommateur d'ésotérisme que je suis…) — Malaise des églises, handicapées autant par leurs propres divisions que par la désaffection du plus grand nombre (parlez-en à votre prêtre ou à votre pasteur…) — Sentiments de fin du monde, alimentés par la pression du capital qui fabrique plus de chômeurs qu'il n'en peut nourrir, par le sentiment d'incurie gouvernementale, par la violence populaire et policière qui envahit les rues, les cœurs, les écrans de télé (sujet de tant de conversations en famille, au bistrot…). Tout cela n'est-il pas la traduction contemporaine des mêmes égarements dont furent victimes les contemporains de Jérémie, de Jésus et de Paul… ?
Or, que disaient-ils justement à ces «égarés» ? Que la vieille alliance du Sinaï avait fait ses preuves, et qu'à l'abandonner les conséquences seraient lourdes : guerres et deuils, misère et terreur… Mais que rien de tout cela n'était irrémédiable ! Le Dieu de l'Alliance, s'il ne force jamais la confiance, est toujours prêt à saisir la main qui se tend ! (C'est Jérémie). Qu'il y a d'autres dynamiques que celles de l'argent, du pouvoir et de la gloire, accessibles à chacun quel que soit son état, celles de la confiance, de l'amour et de l'ouverture; dynamiques exposées au mépris et à la dérision des puissants et des lâches, mais porteuses d'élan, de solidarité et d'apaisement, germes de joie. (C'est Jésus). Que le message du Christ, dans ce qu'il a de plus central, l'appel à la liberté de vivre en amour et en vérité, et plus digne de confiance que toutes les raisons de craindre pour sa vie, sa santé, son confort matériel. (C'est Paul).
Ceux que l'histoire a appelés réformateurs, les Luther, Farel, Calvin, Bucer, Zwingli et consorts, ont à leurs époques redécouvert après bien d'autres ce centre libérateur de l'Evangile qu'est la dynamique de l'amour, amour de Dieu, des autres et de soi, amour donné et reçu non comme bien de consommation égocentré mais comme projet de vie, alliance entre humanité et Dieu, alliance entre humains basée sur la double démonstration de l'inanité des prétentions humaines — la Croix — et de la bienveillance de Dieu — la Résurrection, sans contrainte ni vengeance ! Dans le concert quelquefois discordant des églises chrétiennes, c'est je crois aujourd'hui encore le rôle particulier des réformés de rappeler au monde déboussolé et volontiers ricaneur la solidité paradoxale de l'Alliance et la puissance transformatrice de l'amour, en reposant et en se reposant sans orgueil et sans faiblesse, la question de Paul aux Galates : «Vous courriez bien… Qui, en vous barrant la route, empêche la vérité de vous entraîner ?»
Comme la croix du Christ a mis en lumière l'alliance mortelle des pouvoirs économiques, politiques et religieux de son temps, la question de Paul vise à permettre l'émergence de la vérité; par une vérité dogmatique d'une sorte ou d'une autre, mais la vérité de ce qui est, tout simplement. Et alors il devient possible de proposer en réponse le projet de Jésus, de rassembler sur la montagne des désillusions les pauvres, les exclus du pouvoir, de la richesse et de la gloire, marcher, promouvoir et construire la justice et la paix, avancer debout avec l'aide du Dieu de Jésus-Christ sans la joie de ceux qui se sont mis en route, plutôt que de ressasser assis leurs misères ou de plaquer le sparadrap du pouvoir sur les blessures de la peur.
Depuis la Croix du Christ, l'«ennemi» est identifié; c'est la priorité laissée en nous à la peur et à la lâcheté. Dieu ne nous en fait pas grief, il nous invite vigoureusement à ne pas en rester là, à reformer de notre liberté et de notre force d'aimer les armes douces des solidarités nécessaires, l'élan des espoirs partagés.
Si faible et si paradoxal que cela puisse paraître, c'est pourtant là la force qui soulève des centaines de milliers d'existences depuis presque deux mille ans, c'est le projet auquel le Tout-puissant dans l'amour préside, c'est l'élan et la joie qui nous sont offerts à chacun et à tous au nom de Celui qui est mort et qui a été ressuscité pour que nous puissions à notre tour donner priorité à l'amour sur la peur, Jésus-Christ. Cette réforme-là est à faire tous les jours dans chacune de nos vies et elle est à notre portée par la grâce du Christ.
Amen.