Croissant de lune et nuit étoilée

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Il était une fois. Ou peut-être est-ce demain ? C’était le printemps. À la Croix Fédérale – le café du village -, on parlait des temps difficiles. Non pas des guerres interminables dans les sables des pays d’ailleurs, non pas des famines subies et entretenues, non pas de ces tonnes de mazout qui viennent tuer des centaines de kilomètres de côtes. Non, on parlait de nos temps difficiles. De nos caisses vides. De notre épicerie vide. Et de ces immeubles vides qu’on avait construits au milieu du village. Ça faisait deux ans maintenant. Toujours personne.
On avait de la place, mais pas le moindre locataire. Pourquoi ? Alors qu’ailleurs ils sont prêts à s’entasser comme des moutons. Ici, il y a de l’air, de l’espace, des gens discrets, même si parfois certains pensent que c’est mort. La vie n’a pas besoin d’être excitée pour être appréciée. Enfin c’était, ou plutôt ça faisait chenis ces appartements vides. On avait espéré que ça allait nous amener quelques bons contribuables.
Et puis le jour arriva où… le jour arriva où Louis Eccofey, Louis du haut du village, remontait chez lui. Il était toujours bien mis, Louis. Un complet en velours côtelé et inamovible…un galurin ! Avec sa canne, il remontait plus vite qu’à l’habitude la seule rue du village. Il passa devant l’église sans la remarquer. Il la connaissait depuis qu’il est môme. Alors elle vivait avec eux comme un membre de la famille.
Les joues de Louis, juste en dessus de ses moustaches, étaient rouges. Était-ce le Pinot noir ? Était-ce l’effort ? Il semblait heureux, Louis ! Sur son chemin, à sa droite, une belle demeure. Devant, sur le banc, Eugène Pillevuit fumait son cigare. Louis s’arrêta. S’approcha d’Eugène et le voilà qui secouait sa canne en désignant le milieu du village. Le voilà qui annonça la Bonne Nouvelle tant attendue. « Y sont là… ce sont les premiers, j’ai vu les deux déménageuses devant l’entrée.»
Eugène suça son cigare, apprécia la nouvelle – on prend le temps chez nous, l’écrasa sur le bord du banc et rentra d’un pas nonchalant annoncer la nouvelle à sa Tulipe.

Ce matin donc, ce matin, deux familles venaient de s’établir en Grandchamp, au milieu du village. Avant midi, la nouvelle avait fait deux fois le tour du village. À l’auberge, Élysée Bolomey, le prophète comme on l’appelait, rapport à son prénom – à l’auberge, donc, Élysée, fidèle parmi les fidèles, légèrement sur Soleure prophétisait la ruine du village. « C’est pas avec des étrangers qu’on va garder notre calme… »
C’est qu’au village, y avait ceux qui étaient pour l’ouverture et ceux qui avaient toujours été contre. Le même soir, quelques lumières animaient l’immeuble resté jusque-là sans vie. À la Croix Fédérale, les jours qui suivirent, le temps étaient aux questions. On se demandait à qui on avait affaire. Même qu’on avait un peu la trouille. Suivant qui… vous comprenez. Mais on aurait aimé connaître leur nom, savoir d’où ils venaient, le nombre d’enfants et leur métier.
C’était l’heure de l’apéro. Le blanc coulait à flots. Santé ! En plus d’Élysée, il y avait le gros Roger, Jean-Jean, Jules-Louis, l’aîné d’Eugène, Lili la centrale, le grand Léon et Maurice. Maurice, c’était un peu le ravi du village. Il avait pas inventé l’eau chaude et ne voyait pas passer les courants d’air, mais il était gentil, un tout bon type.
La conversation s’engagea :
Le gros Roger prit la parole en premier.
- Dis voir, Lili, toi qui connais tout, c’est quoi leurs noms déjà aux nouveaux ?
- Je suis allé jeter un coup d’œil sur les boîtes à lettres. Sur la première il n’y a qu’un nom : Stein, et sur l’autre aussi : Kassir.
- C’est pas vraiment d’ici, fit Léon.
- Un Suisse-allemand et un étranger
Jean-Jean inquiet consulta Élysée :
- Dis donc Élysée, c’est-y pas juif, Stein ?
- Ça se peut, répondit le prophète.
- Oui et Kassir c’est musulman, intervint le grand Léon. Y’avait un garçon de café qui s’appelait comme ça en Tunisie où on a passé deux semaines avec Nicole. Y a plein de musulmans en Tunisie et aussi plein de juifs.
- Déjà qu’on avait des catholiques, continua Jules-Louis, voilà qu’on a des juifs et des musulmans. Enfin, c’est peut-être bon pour les finances de la commune.
- Ce qui est sûr, reprit Lili la centrale, c’est que la jeune dame, elle attend.
- Elle attend quoi ? reprit Louis
- Elle attend de la famille, dit Lili
- Elle pourra l’appeler Jésus, fit le gros Roger, un brin moqueur.

C’est là que ça a failli mal tourner.
- Ça va pas, reprit Jean-Jean. Le Jésus l’était pas juif. L’était chrétien. Comme j’te dis. D’ailleurs, s’il avait été juif, on aurait été plus riches.
Une dispute théologique s’ensuivit à même le bistrot pour savoir si Jésus était juif ou non. On était sur le point d’aller en référer à M’sieur le pasteur, lorsque Berthe, la femme du patron, arriva avec sa Bible. On l’a ouverte ensemble, pour découvrir que le Jésus était bel et bien juif. La chose surprit.
L’incident – désormais – était clos.
Mais personne ne fit de remarques sur les Kassir. Y’a bien le grand Léon qui voulut raconter ses vacances en Tunisie avec Nicole. Mais quelqu’un eut la bonne idée de lui couper le sifflet en commandant une tournée générale.
Ces nouvelles se répandirent comme une traînée de poudre dans le village.
- Les nouveaux, eh bien y sont juifs.
- Et puis les autres, musulmans.
- Musulmans, c’est comme arabes ? Les terroristes, y sont musulmans, pas vrai ?
Certains, déjà, les appelaient les Youpins, d’autres les Bougnouls. Moïse fut le surnom tout trouvé pour désigner le père Stein, et Mustapha pour Mr Kassir.

Un soir Mme Stein perdit les eaux. Son mari essaya en vain de trouver une voiture pour la conduire à l’hôpital. Mais elles étaient toutes en panne ce soir-là. Il se résolut à demander à son voisin, Samir Kassir.
Celui-ci lui dit :
- Ne vous faites pas de souci, je suis gynécologue. Votre femme va accoucher chez elle, et votre bébé va naître ici sans problème.
Le jour où Mme Stein accoucha, pas un mot, pas un geste.
Bien sûr, dans le village, certains ne supportaient pas ces remarques racistes et antisémites qui gagnaient tout le monde. Mais personne n’osait dire quoi que ce soit. C’est bien connu, on n’est pas très fort avec la parole, ici, même qu’on est franchement maladroit. Alors on préfère se taire.
Ça tournait au vinaigre. Même que le pasteur dut faire un dimanche au culte un sermon en règle pour essayer d’endiguer cette malveillance. Il avait bien parlé. On n’avait pas tout compris. Mais il avait bien parlé.
- Il faudrait dire tout ça au café, et sur la place du village le premier août.
Le premier août arriva et le pasteur n’osa rien dire.
À l’école aussi, les enfants redisaient ce qu’ils avaient entendu de la bouche de leurs parents. C’est sans doute par leurs enfants que Mr Kassir et Mr Stein apprirent tout ce qui se disait sur eux et leur famille au village. On approchait de Noël, l’atmosphère ne changeait guère.
Et puis, il y eut ce jour où tout a basculé. Ce jour où l’on vit Stein et Kassir arriver à l’auberge. Ils s’assirent à un bout de table. On ne l’avait pas remarqué tout de suite, mais Mr Stein avait là, sur la poitrine, un croissant de lune cousu, et Mr Kassir sur sa poitrine une étoile jaune cousue.
Un croissant de lune sur Mr Stein, et une étoile de David sur celle de Mr Kassir. Ça nous a fait un rude coup. Ils ont bu leur café sans rien dire, puis ils sont partis, sans rien dire. Tout le monde resta muet. Chacun paya sa consommation dans un silence gêné et rentra chez lui.
On n’était pas fier. Les jours suivants, dans le village, les enfants Stein portaient un croissant de lune, et les enfants Kassir une étoile jaune. Il y avait même un croissant au-dessus de la poussette du petit dernier chez les Stein.
Chez soi, chacun essayait de trouver une solution pour se réconcilier, pour nouer contact. Mais Dieu que c’est difficile de faire un pas vers l’autre. De s’excuser. C’est qu’on est pudique ici. Même timide. On a peur de nos sentiments, de nos émotions, vous comprenez. N’est-ce pas que vous comprenez ?

L’ambiance n’était plus la même. Jusqu’au jour où Maurice, vous savez, le ravi du village : celui qui n’avait pas inventé l’eau chaude et qui ne voyait pas passer les courants d’air, Maurice donc entra à l’auberge tout souriant, presque serein. Ça nous a frappés, parce que depuis quelques jours, personne ici n’avait le cœur à rire. Mais lui, il était là, souriant. Et là, sur sa poitrine, une grosse étoile jaune et un grand croissant de lune vert.
On était un peu sceptique. On voulait attendre pour voir. Mais c’était plus fort que nous. Ça a commencé par le syndic, puis Élysée le prophète, Lili Perrotet, dite la centrale, Ulysse, Jean-Jean, Louis, le gros Roger, Berthe… Une véritable épidémie.
Peu à peu tout le monde se mit à arborer un croissant et une étoile sur la poitrine. Et au fur et à mesure que les étoiles et les croissants de lune apparaissaient sur les poitrines, les gens recommençaient à se parler, même ceux qui ne se causaient plus depuis longtemps. Tous les visages étaient lumineux. On avait l’impression de ressusciter.
Le soir du 24 décembre, au culte de longue veille, l’église était pleine ; un jeune lut ces quelques mots du psaume 8 :
« Quand je vois le ciel, ton ouvrage, la lune et les étoiles, que tu y as placées,
je me demande : L’homme a-t-il tant d’importance pour que tu penses à lui ? »
Plus tard le pasteur lut le récit de l’évangile de Matthieu :
« …à la vue de l’astre, ils éprouvèrent une très grande joie… »
Ce soir-là, il n’a pas eu besoin de prêcher, tout le monde avait compris.

Depuis, chaque année, la coutume veut qu’à la sortie de l’église, après le culte de Longue Veille, il n’y ait avec le vin chaud que des biscuits en forme d’étoiles et de croissant de lune. Les Kassir restèrent parmi nous quelques années. Mme Kassir donna naissance à deux enfants. Ils partirent un mois de septembre. Le Dr Kassir avait été nommé à la direction d’un petit hôpital au nord de Beyrouth.
La famille Stein vécut encore longtemps dans le village. Pendant l’hiver, le père Stein organisait des veillées où il racontait de savoureuses histoires juives avec un accent vaudois. Et au village on aimait ça.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Pascale Rochat Martinet
Musique
Grande chorale interéglises (40 p.)