La lumière de Dieu, qui s'est levée sur le sépulcre de Jésus, s'est levée aussi sur nos vies. C'est le thème de tous les récits évangéliques de la résurrection. Depuis ce matin du premier jour de la semaine et désormais pour toutes les générations, Pâques, que nous avons célébré dimanche dernier, est le premier jour du reste de nos vies.
L'événement concerne toute l'humanité et pourtant il ne s'impose pas comme une évidence. Quelques textes profanes confirment l'existence de Jésus et sa mort sur la croix, mais ils n'affirment pas sa résurrection. Ainsi, quand l'historien juif Flavius Josèphe mentionne Jésus, homme sage, faiseur de miracles et maître spirituel, condamné et exécuté, sa résurrection, il ne la mentionne que comme un bruit qui court. L'historien romain Tacite explique, dans ses « Annales », que le nom de « chrétien » vient de « Christ » qui, sous le principat de Tibère, avait été livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate, mais de sa résurrection, pas un mot ! Seul le Nouveau Testament en parle, mais avec insistance : il y a là quelque chose qui peut changer radicalement nos vies et les ouvrir sur l'éternité.
Quand on dépouille l'événement de Pâques de tous ses détails, on obtient un minimum commun aux quatre évangélistes, et cela donne ceci : « Le matin de Pâques, une ou des femme(s) se rend(ent) au tombeau de Jésus et le découvre(nt) vide. Un ou des personnage(s) délivre(ent) un message pour les apôtres : " »ésus le Crucifié n'est plus ici,... il s'est réveillé d'entre les morts,... il est en Galilée. » Marc et Jean nous montrent un tombeau ouvert, Luc un tombeau vide, Matthieu un tombeau qui s'ouvre, mais ce ne sont pas des preuves de résurrection ! Au contraire, cela nous laisse une impression plutôt d'absence et de grand creux.
Pour croire, il ne s'agit pas de voir avec les yeux, mais de voir avec le cœur. C'est ce que l'évangéliste Luc propose à toutes les générations, avec son récit des pèlerins d'Emmaüs, qui veut nous rendre sensibles à la présence du Christ sur tous nos chemins, dans nos vies et dans nos cœurs. C'est là et nulle part ailleurs que le Ressuscité se laisse reconnaître !
Les deux compagnons sur le chemin d'Emmaüs sont des inconnus, ils ne sont pas apôtres et tout ce que nous savons, c'est que l'un d'eux se nomme Cléopas. Après avoir célébré la Pâque à Jérusalem, ils retournent chez eux, pour reprendre leurs métiers et la vie comme avant, mais sans entrain et le cœur lourd, car la croix est venue anéantir tous leurs espoirs.
Dans leur tristesse et leur déception, ils perçoivent pourtant une brèche, mais toute petite : il paraît que le tombeau de Jésus a été trouvé vide et même que des anges ont dit à quelques illuminées que Jésus est de nouveau vivant, mais lui, elles ne l'ont pas vu !
Ce récit, Luc est le seul évangéliste à nous le raconter en détail. Marc y fait une brève allusion à la fin de son évangile, quand il écrit : « Ressuscité le matin au premier jour de la semaine, Jésus apparut d'abord à Marie de Magdala... Après cela, il se manifesta sous un autre aspect à deux d'entre eux qui faisaient route pour se rendre à la campagne... » (Marc 16). C'est peu de chose, mais Marc confirme ainsi le récit de Luc, un des plus beaux textes de la Bible, où Luc nous livre son testament spirituel. Il nous dit que le Christ nous rejoint, nous les humains de tous les temps et qu'il nous accompagne sur tous nos chemins de vie et de foi. Avec Luc, ce n'est plus Pâques jadis au temps de Jésus, c'est Pâques aujourd'hui dans nos vies !
Mais pour les disciples comme pour nous, la résurrection n'est pas une évidence : Jésus marche avec eux pendant deux heures et ils ne le reconnaissent pas ! Ce n'est que lentement qu'ils sont – et que nous sommes « amenés à découvrir la présence du Ressuscité au cœur de nos vies. Jean Cocteau écrit : "On ferme les yeux des morts avec douceur... C'est aussi avec douceur qu'il faut ouvrir... les yeux des vivants ! » C'est exactement ce que le Christ fait sur le chemin d'Emmaüs et c'est aussi à nous qu'il veut ouvrir les yeux et le cœur.
Où que nous en soyons sur notre chemin d'Emmaüs, peut-être seulement au début, le Christ est là et il nous conduit de l'absence à la présence, de la tristesse à la joie, du doute à la foi. Au cœur de tous nos questionnements, dès le début le Christ est là pour nous guider dans notre cheminement intérieur, à travers trois étapes, importantes et décisives : la lecture de la Bible, la prière et la célébration de la Cène, trois étapes pour percevoir l'invisible et l'ineffable.
Première étape : la Bible. Pour nous comme pour les disciples d'Emmaüs, le Christ interprète les Écritures. Il faut bien comprendre que la venue annoncée du Messie n'est pas glorieuse et que son triomphe n'est pas manifeste : la Bible annonce que cela s'accomplit à travers la souffrance et la mort. Dans le Symbole des Apôtres, la seule mention de la vie de Jésus, c'est : « Il a souffert sous Ponce-Pilate. » Et dans l'Évangile de Jean, quand Thomas veut voir et toucher le Ressuscité, Jésus lui montre non son habit de lumière, mais ses blessures, ses mains et son côté (Jean 20) ! C'est bien de là qu'il nous faut partir, des blessures et des cicatrices de la vie, pour quitter nos tombeaux et croire que la pierre en est à jamais roulée.
Deuxième étape : la prière. Arrivé à Emmaüs, Jésus ne veut pas s'imposer et il fait mine d'aller plus loin, mais on le presse de s'arrêter : « Reste avec nous, car le soir approche, le jour est déjà sur son déclin. » L'hospitalité orientale ne souffrait pas que l'on abandonne une personne, même inconnue, seule dans la nuit. Mais plus qu'une invitation, c'est une prière : « Reste avec nous, car sans toi nous sommes dans les ténèbres. Reste avec nous, entre chez nous, viens, illumine notre maison, illumine nos vies... » Le Christ répond à cette prière et à nos prières aussi : il entre dans la maison, il soupe avec les siens, et c'est la troisième étape.
Le thème du repas est cher à l'évangéliste Luc. Avec beaucoup de détails, il évoque les repas de Jésus et il est le seul évangéliste à situer toutes les apparitions du Ressuscité dans le cadre d'un repas. D'abord, parce que les repas préfigurent le grand repas de la fin des temps, auquel Dieu convie tous les peuples de la terre. Mais aussi et surtout parce que Luc écrit pour sa communauté, pour lui dire ceci : là où la table est dressée, là où la Cène est célébrée, le Christ vient rencontrer son Église rassemblée.
À Emmaüs, Jésus répète pour Cléopas et son compagnon le geste du Jeudi saint, la fraction du pain et à cet instant précis leurs yeux s'ouvrent et ils le reconnaissent ! Est-ce que le soir du Jeudi saint, Jésus aurait rompu le pain d'une manière si particulière qui aurait marqué Cléopas et son compagnon ? Non, ils n'y étaient pas. Ce n'est pas Jésus qui fait quelque chose d'inhabituel, mais Cléopas et son compagnon ! Normalement, c'est au maître de maison de rompre le pain et de prononcer la bénédiction, mais ici ils laissent ce soin à Jésus. Ils sont chez eux, et ils laissent Jésus se comporter en Maître, dans leur propre maison, et dans leurs vies ! À cet instant précis, leurs yeux s'ouvrent et ils le reconnaissent ! Parce que c'est dans la mesure où nous reconnaissons l'autorité du Christ et de sa Parole sur nos vies que nos yeux perçoivent sa présence et son action.
Les yeux des disciples s'ouvrent, mais tout de suite, raconte Luc, le Christ ressuscité devient invisible ! Le texte ne dit pas, comme certaines traductions le suggèrent, que Jésus disparaît, mais qu'il devient invisible ! Invisible, mais vivant et présent ; invisible, car c'est par la foi et non par la vue qu'il est désormais au milieu des siens ; vivant mais présent autrement.
Cléopas et son compagnon prennent alors conscience de ce qu'ils ont éprouvé en chemin : leur cœur était brûlant. Brûlant du feu de Dieu, du feu du buisson ardent, qui brûle mais ne consume pas, du feu qui éclaire et réchauffe, du feu sacré ! Et à l'instant même, ils reprennent la route de Jérusalem pour témoigner de ce qui leur est arrivé. On le voit : la résurrection met en mouvement, elle donne une orientation et une impulsion nouvelles à nos vies. Désormais nous sommes debout, en marche, tendus toujours en avant et toujours accompagnés par le Christ. Comme le dit si bien Louis Evely : « Nous n'avons pas besoin de Dieu avant tout pour mourir, mais pour vivre, pour aimer, pour croire qu'on a raison d'aimer, toujours et en toutes circonstances, pour justifier totalement notre élan vers l'amour et notre joie d'aimer. »
Vous vous dites peut-être que Cléopas et son compagnon ont eu beaucoup de chance : Jésus les a accompagnés sur leur chemin, ils ont franchi plusieurs étapes et chaque fois Jésus les a aidés à passer à la suivante. Mais nous, nous n'avons pas vu le tombeau vide, nous n'avons été gratifiés d'aucune apparition et peut-être sommes-nous arrêtés quelque part au bord de la route, entre le doute et la foi. Alors, Luc nous invite à nous glisser dans les sandales de Cléopas ou de son compagnon et à parcourir, avec eux, notre chemin d'Emmaüs. Et alors ce qui leur a été offert nous sera offert, à nous aussi et de génération en génération, car comme eux nous avons la Bible, avec le témoignage des apôtres et des premiers chrétiens, la communauté chrétienne, témoin de la fidélité séculaire de Dieu, la célébration de la sainte cène, signe de la présence du Christ avec nous, tous les jours, jusqu'à la fin du monde.
Si nous aussi nous invitons le Christ ressuscité, il entrera chez nous et il fera en nous sa demeure.
Pour conclure, Mark Twain, écrivain américain du 19ème siècle, raconte dans son livre « La vie sur le Mississipi », ce qui s'est passé une certaine nuit des années 1800. Le fleuve eut la soudaine fantaisie de changer son cours et de se tracer un nouveau passage à travers une étroite bande de terre. Or, cette nuit-là, il y avait sur un bateau un esclave noir. On l'avait embarqué dans l'État du Missouri, esclavagiste, mais le lendemain, au réveil, il s'est retrouvé dans l'Illinois, anti-esclavagiste. En une seule nuit, il est devenu un homme libre !
C'est ce que le Christ ressuscité nous offre : un matin qui change tout, pour vous, pour moi, pour le monde entier, et jusqu'à la fin des temps ! Et alors, une des plus belles formules pour résumer le message de Pâques, c'est : « Aujourd'hui est le premier jour du reste de ta vie ! » Amen !