Entre tradition et modernité

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Écouter le culte :

« Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres, autrement le vin fait éclater les outres. Il faut mettre le vin nouveau dans des outres neuves. » Cette parole de Jésus a été rapportée diversement par les évangélistes.

Marc la place dans un débat avec les pharisiens et les disciples de Jean-Baptiste au sujet du jeûne. Jésus y conteste fortement la valeur de ce rite - le jeûne était un rite de purification et de repentance. A ses yeux, les pratiques traditionnelles ne conviennent plus aux temps nouveaux qu’il annonce. Elles ne sont que l’expression d’un formalisme dépassé. C’est pourquoi il en dispense ses disciples.

Avec Jésus et sa prédication s’ouvre une nouvelle séquence de la révélation dans l’histoire des hommes. Cette révélation fait craquer les anciennes formes. Du point de vue spirituel, le passé ne peut plus coexister avec le présent. D’ailleurs les chrétiens qui, au départ, se comptaient parmi le public habituel des synagogues, ont dû en sortir pour créer leur propre organisation, l’Eglise. Ils ont dû fabriquer une outre neuve pour un vin nouveau.

L’image renvoyée dans ce passage est celle d’un Jésus partisan d’une rupture franche avec ce qui l’a précédé. Il recommande la ligne de la table rase. On efface tout et on recommence. Il est en effet le messager d’un Evangile qui implique des formes neuves pour des hommes neufs. Des hommes qui ne soient pas encombrés par la fidélité à la tradition. Des hommes sans héritage et sans bagage. L’homme intérieurement recréé par la foi ne peut pas coexister avec l’homme qu’il était avant.

Cet aspect radical, révolutionnaire même, a certainement appartenu à la personnalité du Jésus de l’Histoire. D’autres paroles mentionnées dans les Evangiles vont dans le même sens: « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. » Ou encore : « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n'est pas propre au royaume de Dieu. » Etc…

Tout anachronisme mis à part, peut-on entendre dans ces mots une préfiguration de ce qu’on appelle aujourd’hui le progressisme ? Le progressisme est une tendance très à la mode qui affirme que l’individu sera d’autant plus libre, d’autant plus lui-même, qu’il sera débarrassé de son héritage. Il ne pourra s’accomplir en tant qu’individu qu’à la condition d’être délié, délesté, désaffilié de ce qui le précède pour mieux accueillir la nouveauté. Le progressisme est l’attitude qui veut résolument, héroïquement, tourner le dos au vieux monde.
Bien sûr, il n’est pas question de nier les bienfaits que le progrès nous a apporté et continuera de nous apporter dans l’avenir. Mais on commence à apercevoir, avec l’expérience, que le résultat est mitigé. Faute d’avoir hérité du passé, l’individu se retrouve incarcéré dans la prison du présent. Enfermé dans l’immédiat, il est prisonnier d’un conformisme sournois. Dépossédé de son épaisseur temporelle, incapable de prendre du recul, il est livré à ses émotions du moment.
Le progressisme oublie une vérité très simple: le propre de l’homme est de trouver sa place dans une temporalité immensément plus vaste que lui. De l’enfant qui naît, on dit qu’il vient au monde. C’est à dire qu’il entre dans quelque chose qui était là avant lui et qui sera là après lui. Il aura à en répondre durant son séjour terrestre.

Evidemment je ne saurais enfermer Jésus dans cette seule parole. En voici une autre : « Je ne suis pas venu pour abolir la Loi ou les prophètes, tant que le ciel et la terre demeureront, pas une lettre de la Loi ne disparaîtra ».

Un Jésus opposé au premier apparaît ici, complètement adossé à la Tradition dont il est lui-même issu. La Loi et les prophètes désignent l’ensemble de la révélation dont le peuple d’Israël est dépositaire. Jésus donc revendique le fait d’être un enfant d’Israël, un héritier de cette révélation, né et vivant sous la Loi. L’exact contraire du Jésus progressiste que je viens d’évoquer. Nous sommes en présence d’une contradiction flagrante. Qui a raison ? Le Jésus de la rupture ou le Jésus de l’héritage ?

Le Réformateur Jean Calvin, prodigieux commentateur des Ecritures, a proposé une solution originale pour la résoudre. La Loi de Moïse, dit-il, n’est pas un bloc monolithique à prendre ou laisser. C’est au contraire un vaste ensemble dans lequel il faut opérer des distinctions.
Il est entendu, pour ce qui concerne notre salut, que la Loi est hors jeu d’office et que seule compte la foi. « Ta foi t’a sauvée, va en paix » dit Jésus à la femme rencontrée dans la maison de Simon. C’est la confiance en Dieu qui sauve, jamais l’obéissance à une règle ou des rites. Dans l’ordre du salut, Jésus est plus qu’un progressiste, c’est un révolutionnaire complet.

Mais une fois qu’on a dit cela, nous explique Calvin, la Loi n’est pas épuisée. Elle a encore des choses essentielles à nous apprendre. D’abord elle nous permet d’exercer notre responsabilité ici-bas. Elle énonce des valeurs qui règlent notre conduite en famille et en société. Les dix commandements sont – ou devraient être – la règle de notre vie privée et publique. Si nous nous efforçons de les mettre en pratique, nous parviendrons à une forme de sagesse et de paix civile.

Ensuite, la Loi ne se limite pas aux règles édictées par Moïse. La Loi désigne aussi un ensemble littéraire conséquent, les cinq premiers livres de la Bible. Ces livres ont été écrits, dit Calvin, pour réveiller la conscience endormie des hommes. Ils agissent à la manière d’un miroir.
J’apprends d’Abraham ce qu’il en est de l’arrachement, de l’exil et du saut de la foi. Lorsque je médite l’histoire de Joseph, je découvre combien la fraternité est à la fois souhaitable et difficile. Le lien si fort et si contrarié entre Jacob et Rachel me raconte le mystère de la rencontre de l’homme et de la femme, et de l’amour qui fait vivre et qui tourmente. Le récit émouvant de la sortie d’Egypte et le miracle de la mer me renvoient à mes propres servitudes intérieures et extérieures, me promettant que moi aussi, je suis appelé à la liberté.

C’est ainsi que Calvin concilie le Jésus de la rupture et le Jésus de l’héritage. Jésus peut affirmer en même temps qu’on ne peut pas mettre du vin nouveau dans de vieilles outres – ça c’est le nouveau régime du salut – et que la Loi n’est pas abolie mais qu’elle demeure jusqu’à la fin du monde pour continuer de réveiller la conscience endormie des hommes.


Tout cela n’est pas sans conséquence sur la question de l’identité. Qui suis-je ? Je dois admettre que quelque chose m’a précédé et que j’en viens, même si je suis différent. Une partie de ma substance, je ne l’ai pas choisie, elle vient d’en dehors de moi. J’ai donc à m’éveiller à la place de l’autre dans ce que je suis. Et les premiers parmi les autres, ce sont mes parents qui m’ont transmis l’étincelle de la vie.

C’est pourquoi il y a ce commandement : « Honore ton père et ta mère! » Le verbe hébreu traduit par honorer signifie avoir du poids. Donc donne du poids aux personnes à qui tu dois d’être au monde, ne prend pas ça à la légère. Si tu es vivant c’est parce qu’un homme et une femme se sont aimés et t’ont transmis la vie. C’est que nous sortons tous du corps de nos mères. Ton corps est fait du corps de ta mère en grande partie. Alors ne va pas t’imaginer que tu es à toi-même ta propre origine. Ce que tu es, tu le dois à d’autres. Et ce don tu peux le retourner à d’autres, en devenant toi-même parent. Nos vies sont des dettes. Nous nous construisons avec ce que nous recevons des autres. De la même façon les autres se construisent avec les dons que nous leur faisons.

En affirmant que la Loi n’est pas abolie, Jésus reconnaît que lui-même et ses disciples ne sont pas des gens sans héritage et sans bagage. Une partie de leur substance vient de loin. Ce qui n’empêche nullement que leur cœur soit différent, rendus nouveaux par l’Esprit Saint.

Au fond, la vie de foi consiste à se tenir sur une frontière mouvante, toujours provisoire, entre l’ancien et le nouveau, entre la tradition et la modernité, entre fidélité et nécessaire transgression. Les chrétiens sont des gens de la longue mémoire avec un cœur nouveau. Selon un maître japonais, « La tradition ne consiste pas à rendre un culte aux cendres mais à transmettre un flambeau ».

Amen

« Je ne cherche pas les maîtres du passé, je cherche ce qu’ils ont eux-mêmes cherché » a dit un maître indien.
Telle est la situation de la conscience chrétienne dans le monde, héritière d’une histoire longue et ayant vocation à trouver des réponses spirituelles pour aujourd’hui. Avec ou contre la tradition, faut-il choisir?

Détails

Avec la participation de
Samantha Gaya Reichenbach
Orgue
François Delor
Musique