L'image d'un Dieu vengeur a fait tant de mal dans l'histoire du christianisme, qu'on hésite à aborder de front un tel héritage. Mais il faut bien s'expliquer la présence dans la Bible de textes qui nous surprennent et qui semblent en particulière contradiction avec l'amour des ennemis prêché par Jésus. On ne peut, sous prétexte qu'elles nous dérangent, passer sous silence toutes les expressions bibliques paradoxales. Mieux vaut supposer qu'elles ont peut-être à nous révéler quelque chose que notre précipitation à les écarter, risque de manquer. Or j'aimerais vous montrer ce matin comment la prière du psaume 94 est une prière qui retourne en nous, pour la dissoudre en Dieu, la terrible réalité des désirs de vengeance qui nous habitent toutes et tous à certains moments de notre existence.
Car la bible est réaliste. Elle sait que l'esprit de vengeance fait partie de notre pâte humaine. Elle cherche donc à l'exorciser en faisant d'abord l'aveu de sa réalité en nous. Or qu'est-ce que la vengeance ? Essentiellement trois choses. C'est d'abord réclamer qu'un autre subisse à son détriment le tort qu'il a commis. En latin comme en grec le mot "venger" signifie "réclamer en justice". (1) Mais la soif de vengeance a ceci de particulier qu'elle s'adresse souvent à un tribunal imaginaire qui n'est autre que nous-mêmes. "Je me vengerai" se promet celui qui veut laver un affront, ou une humiliation, "je vous revaudrai ça" ! La vengeance nous institue juge et partie selon notre propre loi. C'est pourquoi, en son second aspect, la vengeance devient rumination. On cherche par quel détour cauteleux et retords, il sera possible de "tirer vengeance" de quelqu'un. Le proverbe affirme : "la vengeance est un plat qui se mange froid !" Ainsi - dernier trait à souligner - la vengeance apparaît en son essence comme ce qui enclenche nécessairement un enchaînement de violences sans fin, dont la vendetta est le figure connue. La vengeance pointe donc, dans notre réalité humaine, un "sans issue" qui se traduit par tant de drames familiaux ou sociaux. (2)
Alors surgit la question : Dieu peut-il être vengeur ? On sent poindre une impossibilité. Il y a quelque part malentendu. Quand la Bible parle d'un "Dieu des vengeances" c'est de notre désir de vengeance projeté sur Dieu qu'elle parle. Et justement pour l'éradiquer et le remplacer par la fidélité miséricordieuse du vrai Dieu. Tel est du moins le chemin qu'ouvre en nous le psaume 94, qui nous propose un parcours en six étapes.
Point de départ, l'aveu, devant l'injustice, de notre soif de vengeance projetée sur Dieu dont le jugement est supposé coïncider avec notre désir : "retourne contre les orgueilleux ce qu'ils font" (v. 2), rendez-leur la pareille !
Seconde étape, la justification de notre désir de vengeance. Car il y a de quoi le nourrir ! L'arrogance des injustes, le mensonge des iniques, l'oppression qui fait rendre gorge aux plus démunis sont des scandales qui, de l'impuissance où ils nous jettent, font naître les sentiments de revanche les plus justifiés. Le psaume épouse ici nos réactions les plus naturelles, les plus indignées.
Mais, troisième étape, voici que se manifeste l'écart d'une première réflexion : comment tant d'injustices sont-elles possibles ? C'est, pense le psalmiste, que les iniques se croient à l'abri. Pas vu, pas pris ! Attitude qui traverse les siècles ! Or elle suppose une sorte d'athéisme pratique. Nous serions le seul fondement de nos actes. L'oreille, l'oeil, ce qui commande dans le visage d'autrui, ne révéleraient rien du surgissement de la vie à partir de son Créateur. D'où la possibilité d'agir à sa guise, selon les voies sans vergogne du seul intérêt. La foi du psalmiste s'érige en faux : le Dieu vivant, le Dieu du Don de la vie sait que de telles pensées sont fumée ! Mais voici que la méditation du psaume amorce ainsi son renversement, car le désir de vengeance dont elle est partie ne se découvre-t-il pas lui aussi fondé dans un sentiment qui nous consume et n'est en définitive que fumée ?
Alors, s'ouvre une quatrième étape qui, sous forme de béatitude, amène le psalmiste à faire l'éloge du chemin< éducatif qu'initie la Torah - Loi qui certes n'est pas respectée par les iniques, mais Loi qui interdit aussi à celui qui en appelle à la vengeance de se projeter en Dieu à titre de juge et partie, dans une sorte de confusion imaginaire. Et voici que se lève alors, le vrai sens théologique. Dieu se tient, dans le dénuement des Paroles de Sa Loi, comme un appel, une espérance, la promesse d'un non-abandon adressés à l'humain, à tous les coeurs droits qui doivent trouver dans cet ancrage-là une vraie source de vie. Ce qui a pour effet immédiat de faire apparaître les actes d'iniquité comme un désancrage, une manière pour l'humain de creuser sa propre fosse...
Désormais, ce qui se révèle en une cinquième étape est bouleversant. Dans le coeur de la victime, de l'indigné, de celui qui supporte le mal comme un enfer, Dieu, par le dénuement même de sa Parole, prend la place de notre désir de vengeance. Il s'y substitue. Non qu'Il veuille nous faire renoncer à la lutte pour la justice. Mais il déracine en nous l'impasse de la vengeance pour nous affermir dans la voie qui témoigne du Vrai. Face au mensonge, l'invisible présence de son Secours, consiste à nous donner la force de ne jamais céder. Quand mon pied chancelle vers la tentation de la revanche haineuse et l'abîme des violences sans fin, le Dieu vivant, le Dieu du dedans, se tient avec moi - au plus intime de mon intimité même - pour m'en détourner et me restaurer à moi-même d'une fidélité miséricordieuse qui épouse ma propre fragilité. Lorsque l'angoisse me jette dans la confusion imaginaire qui me fait projeter sur le fantasme d'un "dieu vengeur" ma propre impuissance, la tendresse consolante du Dieu qui par la grâce de Sa Loi source la vie, me rend le goût d'être malgré le dégoût que m'inspire l'iniquité. Hors de tout besoin de vengeance, je suis restauré pour témoigner, devant le mal, du néant où il s'abîme.
Cette substitution de la Présence de Dieu en moi aux ruminations de mes désirs de vengeance, ouvre en une dernière étape sur le mystère de la faiblesse même de Dieu. Le Dieu de la Bible qui se révèle comme Parole dans le Souffle fragile que cet appel au Vrai implique ne peut empêcher que ceux qui se réclament de Lui - son propre peuple, sa propre Eglise - ne s'érigent iniquement en "tribunaux de malheur" ni que le reste des humains ne se dévoient dans le mal. C'est pourquoi notre psaume, reprenant les premiers <mots du psalmiste "il retourne contre eux leur mensonge" ajoute : "c'est par leur malfaisance qu'Il les anéantit" (v.23). Les humains s'abîment eux-mêmes dans le néant où ils se précipitent. La toute-puissance créatrice de Dieu ne rencontre nos libertés que dans la toute fragilité où elle signifie son appel de vie. Mais là elle st rocher intérieur, refuge, haute citadelle de l'humain, source vive de l'amour et de la responsabilité.
L'image d'un Dieu vengeur est ainsi à son tour retournée en son contraire. Mais l'amour et la tendresse du Vrai Dieu ne se révèlent que là où chute en nous l'imaginaire projectif de nos propres soifs de vengeance. L'ennemi à aimer c'est d'abord nous-mêmes, dans l'opacité que nous présentons à la révélation accompagnante du Dieu Vivant !
Amen.