Cette justice-là !

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"Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés."

1 Car le Royaume des cieux est comparable à un homme, un maître de maison, qui sort - en même temps que l'aube - embaucher des ouvriers pour sa vigne.
2 Il se met d'accord avec les ouvriers sur un denier le jour. Il les envoie dans sa vigne.
3 Il sort vers la troisième heure. Il en voit d'autres qui se tenaient sur la place, sans travail.
4 Il leur dit : - Allez, vous aussi, dans la vigne : je vous donnerai ce qui est juste.
5 Ils s'en vont. De nouveau il sort vers la sixième et la neuvième heure. Il fait de même.
6 Vers la onzième (heure), il sort. Il en trouve d'autres qui se tenaient là. Il leur dit : - Pourquoi vous tenez-vous là, le jour entier, sans travail ?
7 Ils lui disent : - C'est que personne ne nous a embauchés... Il leur dit : - Allez, vous aussi, dans la vigne.
8 Le soir venu le maître / le seigneur de la vigne dit à son intendant : - Appelle les ouvriers et remets-leur le salaire, en commençant par les derniers, jusqu'aux premiers.
9 Viennent ceux (qui ont été embauchés) vers la onzième heure. Ils reçoivent chacun un denier.
10 Puis viennent les premiers : ils pensent qu'ils vont recevoir plus. Ils reçoivent chacun le denier, eux aussi.
11 En recevant, ils murmurent contre le maître de maison. Ils disent :
12 - Ceux-là, les derniers, n'ont fait qu'une seule heure et tu les fais égaux à nous qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.
13 Il répond et dit à l'un d'eux : - Compagnon, je ne te fais pas d'injustice : n'est-ce pas sur un denier que tu t'étais mis d'accord avec moi ? Prends donc le tien, et va.
14 Je veux à celui-ci, le dernier, donner autant qu'à toi :
15 est-ce qu'il ne m'est pas permis de faire ce que je veux de mes biens ? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que moi, je suis bon ?
16 Ainsi seront : les derniers, premiers, et les premiers, derniers !

Le chômage : heureux qui a faim et soif de justice...

Le chômage est un mal endémique. Une bombe à retardement mettant en danger la cohésion sociale. La conséquence d'un divorce entre la croissance mondiale de l'économie et des récessions sectorielles. La lente mise en place d'une société à plusieurs vitesses, celle des travailleurs et celle des assistés... Les médias ont tant dit sur ce délitement du tissu social que représente le chômage.
Mais peut-être a-t-on moins insisté sur le fait que pour toute vie humaine perdre son travail, être réduit à l'inactivité professionnelle, provoque un ébranlement de l'être tout entier. Toute mise au chômage atteint d'abord la dignité de quelqu'un. Car il ne s'agit pas seulement d'un changement, mais d'une perte. Et au choc émotionnel du licenciement, fait rapidement suite la crise de confiance en soi lorsque se prolonge au fil des mois la vaine recherche d'un emploi et que l'optimisme du début vire progressivement vers la résignation désabusée. Soudain, on se sent inutile, sans reconnaissance sociale dans le regard d'autrui. Etre chômeur devient une exclusion dont on éprouve la pénible réalité lorsque les amis se font distants, empruntés, gênés, et que le silence s'établit sur votre passage vous laissant à une solitude où s'amoncellent les idées noires et les moments de déprime. Le chômeur n'est pas exclu à cause de la méchanceté des autres, mais en raison de la peur qu'il génère. Il est "celui à qui c'est arrivé". Il cristallise l'insécurité de tous ceux qui ont "encore " du travail. Il incarne ce que l'on rejette pour soi et que l'on craint par-dessus tout. Il manifeste notre relative impuissance devant le jeu implacable et anonyme des lois économiques.

C'est ainsi que le chômage devient un problème auquel notre société cherche à faire face par des mesures d'assurance et d'encadrement qui relèvent de la justice distributive, c'est-à-dire d'une reconnaissance pour chacun d'un minimum de droits. Ces mesures sont un bien et doivent être améliorées au gré du débat politique. Mais elles ne doivent pas masquer le fait que, d'un point de vue éthique, le chômage n'est pas d'abord un "problème" mais des personnes qui ont perdu leur travail et qui attendent de nous une solidarité beaucoup plus essentielle. Or bien souvent, non contents de pratiquer cette sorte d'exclusion à bas bruit produite par nos propres craintes, nous laissons encore courir des médisances sur les profiteurs de l'assurance chômage et le coût social exorbitant des mesures dont ils bénéficient ! Heureusement, l'Evangile met le holà à de telles calomnies. Et il le fait par la médiation d'une parabole. Une parabole qui va nous révéler que la justice n'est pas seulement une justice distributive reposant sur une égalité de droits, mais la justice d'un Royaume faisant régner pour chaque personne une égalité de dignité.

Tout commence comme dans un conte. "Le Royaume des cieux est comparable à un homme..." Notre attention est donc attirée sur le comportement de ce maître de maison. Or quelle est son attitude ? D'abord il sort pour donner du travail à des journaliers qui attendent sur la place publique. Il sort même à cinq reprises dans la même journée, comme si son seul souci était que tous ceux qui en ont besoin trouvent de l'embauche. Cette insistance répétitive est en effet surprenante. Rien n'est dit sur la nature ou l'importance du travail à effectuer, ni sur le nombre d'ouvriers nécessaires pour l'accomplir. En sorte que l'accent porte entièrement sur la dignité qu'il y a à travailler et à subvenir ainsi à son existence. Ce que confirme le curieux dialogue de la onzième heure : si certains sont encore là désœuvrés, c'est que personne ne leur a offert d'embauche ! Le Royaume est semblable à un maître de maison qui résorbe le chômage en considérant la dignité liée au travail. Ainsi Dieu nous envoie-t-il dans sa vigne ! Mais une seconde attitude est encore à souligner chez ce curieux patron. Il se met d'accord avec ceux qu'il embauche sur un salaire convenu. "Un denier le jour" stipule-t-il avec les premiers engagés. Puis - subtile nuance - "je vous donnerai ce qui est juste" dira-t-il aux suivants. Ici, à nouveau, la parabole nous prépare un renversement. On estime généralement que la pièce d'argent romaine d'un denier équivalait à la subsistance journalière pour une famille. Le "juste" salaire qui sera versé, identique à tous, se révèle donc calculé comme ce qui fait vivre, ce qui donne de vivre, ce qui permet de vivre dans la dignité. Le Royaume est semblable à un maître de maison qui, sans porter préjudice aux conventions collectives, complète le salaire de celui qui n'a qu'un travail partiel de manière à ce qu'il puisse vivre décemment. Ainsi Dieu nous envoie-t-il dans sa vigne !

Mais nous regimbons. Comme murmurent les protagonistes de la parabole. Pour notre idée naturelle de la justice, pour notre logique économique, time is money ! Il est inconcevable d'utiliser la dignité humaine comme critère de partage du travail et de revenu salarial minimum ! A chacun selon son dû, à chacun selon ses droits ! Mais le maître, qui se dévoile au verset 8 le Seigneur de la vigne, nous ouvre à une autre générosité. Ce qui est dû est payé selon la justice distributive. Mais ce qui n'est pas dû peut être donné selon une égalité de dignité et parce que le bien de la vie elle-même est d'abord donné gracieusement par Dieu avant d'être quantifié en heures de travail. C'est, en vous, le mauvais œil de la jalousie qui envie en l'autre ce qui, simplement, lui donne de vivre. Il vaut mieux que vous rejetiez loin de vous un tel regard pour adopter celui de Dieu sur le chômage !

Une telle conversion intérieure signifie que notre solidarité avec les chômeurs est d'abord fondée sur cette irruption du Royaume dans l'ordre de la dignité des personnes, telle que la parabole l'effectue. Les médiations qui donneront forme à cette solidarité relèvent de solutions politiques qui méritent d'être discutées. L'Eglise n'a pas à préconiser une solution donnée. Mais elle doit rappeler l'exigence éthique qui devra l'orienter. Il n'est pas acceptable - pour une société développée comme la nôtre - de laisser tomber à l'assistance publique les chômeurs en fin de droit. On ne peut admettre non plus, sans réagir, qu'une situation sociale s'installe où l'on tolère un socle incompressible de chômage dont sont victimes les jeunes qui ne trouvent pas de débouchés et les plus âgés, au-dessus de la cinquantaine, qui se voient écartés prématurément. Enfin il n'est plus possible de laisser dominer en nous le mauvais œil de la peur qui exclut pour se protéger. Le Seigneur de la vigne est un Dieu qui sort de sa réserve, s'ouvre aux autres, se montre solidaire et rempli de bonté. Il nous trace le chemin d'un Royaume présent et concret où - pour risquer une paraphrase - les derniers dans l'ordre de la justice distributive seront les premiers dans l'ordre de la dignité et où les premiers à disposer d'un travail seront les derniers à freiner toute solidarité avec ceux qui sont au chômage. Heureux ceux qui ont faim et soif de cette justice-là !

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Didier Godel
Musique