Nous sommes aujourd'hui confrontés à la mondialisation. L'économie se construit à l'échelle de la planète. L'information se diffuse instantanément autour du globe. Toutes les cultures s'interpénètrent. Et, pour la première fois depuis des millénaires, les religions du monde se découvrent, côte à côte, dans la nécessité de coopérer à un avenir de spiritualité, si elles veulent écarter toute tentation de fanatisme. N'ayons pas peur des mots : nous vivons souterrainement un véritable séisme spirituel ! Le christianisme s'en trouve ébranlé. Il s'est trop affirmé comme la vérité absolue, la révélation ultime et dernière. Et voilà sa place - historiquement dominante - contestée non seulement par les autres monothéismes, mais par les hautes sagesses orientales et les traditions ancestrales issues du polythéisme et du chamanisme ! Beaucoup de chrétiens sont troublés. Ils s'interrogent: se laisser guider par le souffle de l'Esprit, aujourd'hui, ne serait-ce pas oeuvrer, au-delà de l'oecuménisme inter-confessionnel, à une véritable confluence entre les religions ? L'Evangile ne doit-il pas nous inspirer une attitude nouvelle ?
Or le récit de l'entretien de Jésus avec Nicodème jette précisément un éclairage inédit sur l'invisible travail en nous de l'Esprit. Son originalité vient de la profondeur subtile des mots utilisés, du renversement de sens dont ils sont tissés. Nous sommes comme invités à nous laisser prendre par la main au jeu de la narration, pour y découvrir ce que signifie cette affirmation absolument extraordinaire: quand l'Evangile parle d'Esprit - du "saint" Esprit ! - il ne parle pas d'une évanescence immatérielle ou d'un principe incorporel, il parle de l'événement concret d'une naissance nouvelle, renouvelée au Souffle d'en haut. L'Esprit serait notre ré-enfantement dans la trace messianique du Désir de Dieu ! Voilà qui mérite exploration. Laissons-nous conduire par le texte.
D'emblée Nicodème nous figure. Il est «une autorité chez les Juifs» (v. 1). Sa vie est donc tout entière savoir, connaissance, respect de la tradition et des institutions, bref une vie installée, déjà née et bien-née. Un peu comme la nôtre en somme qui, quoi que nous disions, tend sans cesse vers la reconnaissance, la stabilité, la maîtrise de l'avenir. Notre tentation est toujours d'être des déjà tout-faits ! Par ailleurs, la vie de Nicodème intègre Dieu, mais sans surprise. La prophétie s'est éteinte, les sages ont pris le relais et les cérémonies sacrificielles rythment l'existence sociale. Un peu, toutes proportions gardées, comme notre modernité occidentale reste imprégnée par le calendrier des fêtes chrétiennes où Dieu fait tapisserie sur fond de scepticisme avancé. Notre tentation est toujours d'être des jamais-surpris ! Or justement, voilà que la vie de Nicodème, qui figure la nôtre, est soudain déconcertée. Cet homme rangé ne vient-il pas d'assister à l'expulsion des vendeurs du Temple par Jésus (Jn 2, 13ss) ? Geste symbolique surprenant, qui rend à Dieu - dans la maison de nos existences affairées et colonisées par l'économique - l'espace intérieur d'un silence, d'un manque, où le recueillement puisse accueillir le Transcendant. Geste inaugural aussi, qui se donne pour signe d'un enseignement venu d'en haut, au début d'un ministère désormais public du Nazaréen. Nicodème est interloqué. Dans le clair-obscur de sa surprise, il vient, de nuit, questionner celui qui se pose ainsi en Maître. A cet instant du récit, Nicodème est porteur de toutes nos interrogations humaines sur Jésus. Qui est-il ?
Première esquive, premier déplacement. Jésus ne répond pas à la question sur son identité. Il énonce une vérité concernant la vue du Royaume de Dieu : "si quelqu'un ne naît de nouveau (ou : si quelqu'un ne naît d'en haut, il ne peut voir le Royaume de Dieu" (v. 3). D'emblée, nous sommes ramenés à la question fondamentale de notre naissance à nous-mêmes et de ce qu'elle nous laisse voir. Si nous naissons à partir de nous-mêmes - nous dirions aujourd'hui à partir du programme génétique qui nous constitue, puis dans l'éveil progressif de notre conscience d'être au monde - nous n'acquerrons jamais sur les êtres et les choses que le fruit de la mise en lumière de nos propres connaissances, de notre science, de notre maîtrise. Une dimension comme celle du «Royaume de Dieu» nous échappera. Car elle est - pour l'individu comme pour la société - un horizon impalpable et utopique, le surplomb d'une alliance avec l'Infini, c'est-à-dire une relation à la Transcendance de Dieu qui dépend d'abord de Lui et ensuite seulement de nous, dans l'accueil de la foi.
Pour naître à la «vue» du Royaume de Dieu, pour découvrir comment Dieu règne et se fait sa place en nous et parmi nous, il faut l'événement d'une autre naissance dans le toujours déjà-né de nos vies - une naissance dont la nouveauté vient d'ailleurs, d'une Parole, d'une Voix, d'un Souffle franchissant le commencement de nous-mêmes. Nicodème n'est pas l'esprit obtus dont se moquent trop de commentaires. Sur le mode de la réflexion interrogative, il saisit très bien que le mot naissance prend maintenant un autre sens. Il ne peut s'agir d'«entrer» à nouveau dans le sein maternel. Alors de quoi s'agit-il ?
Second et subtil déplacement dans le récit. Jouant sur ce mot «entrer», la réponse de Jésus va énoncer maintenant une vérité qui ne concerne plus seulement la «vue» du Royaume de Dieu, mais la possibilité d'y entrer : «Si quelqu'un ne naît d'eau et d'Esprit, il ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'Esprit est esprit» (v. 5-6). Les symboles de l'eau et de l'Esprit - où l'on veut trop facilement voir une allusion voilée au baptême - ont d'abord trait ici à la naissance. L'eau est mise en rapport avec la chair pour désigner le processus de la grossesse, car les anciens considéraient la gestation du foetus comme le développement d'une matière acqueuse. L'Esprit est comparé au vent, car il est essentiellement lié, en hébreu comme en grec, à l'idée de souffle, donc de voix et d'inspiration. Et voici que notre naissance à nous-mêmes s'éclaire soudain selon un double versant. D'une part, c'est évident, nous sommes toujours déjà nés d'avoir été conçus et de nous développer selon l'ordre substantiel et vulnérable du biologique. C'est notre commencement. Mais par ailleurs, nous naissons aussi et continuons de naître d'avoir été adoptés, reconnus, nommés, selon l'ordre subtil de la parole, du désir, bref de l'esprit venus des autres. C'est ce qui témoigne en nous, déjà au niveau humain, d'une ouverture sur une Origine qui nous échappe - comme le vent dans les frondaisons. Et Dieu s'engouffre dans cette brèche. Car en fait, notre naissance à nous-mêmes est déjà à la fois une sortie hors du ventre maternel et une entrée dans l'adoption par les autres - «entrée» que Dieu prolonge vers le seuil de son Royaume en nous signifiant dans la Parole incarnée de Jésus notre adoption comme enfants d'un même Père transcendant. L'Esprit est l'événement attesté et accueilli de cette adoption de chaque humain par Dieu. Son Souffle évide en nous, au plus secret de nos manques, la grotte matricielle de la tendresse de Dieu d'où, sans cesse, nous sommes ré-enfantés sujets vivants et aimants.
L'Esprit, par le témoignage intérieur de cette adoption messianique, nous fait naître de plus profond que nous-mêmes, dans la trace du Désir antécédent de Dieu qui, en nous ouvrant à l'amour et au respect responsable d'autrui, nous met en marche vers son Royaume. L'Esprit est le ‘respir’ en nous d'un «esprit d'enfance» renouvelé d'en haut - innocence retrouvée à travers un pardon qui repousse le mal pour que nous n'y cédions plus. L'Esprit creuse en chaque humain une part messianique, invisible et promise, que récapitule en son humanité Jésus-Christ - c'est-à-dire Messie.
Personne n'est trop «vieux» pour accueillir une telle nouveauté et naître ainsi au Souffle de l'Esprit, dans la parole universelle d'adoption que le Père créateur prononce sur tout humain en son Fils. Mais Nicodème cherche encore à cerner l'événement : «Comment cela peut-il advenir ?» (v. 9). Le récit met alors dans la bouche de Jésus une sorte de jeu de mot : «Tu es Maître d'Israël et tu ne connais pas ces choses ?» (v. 10). Israël désigne certes le peuple juif, mais c'est aussi le nom nouveau donné à Jacob après sa lutte avec l'Inconnu au gué du Yabbok et qui signifie «Fort de Dieu». Nos vies sont fortes de l'adoption de Dieu, il advient que nous naissions au Souffle de son Esprit, si à l'intime du coeur nous nous laissons nommer par Dieu, accueillant dans la confiance le Désir qu'il a de nous. Notre nom inscrit dans l'Amour de Dieu est l'aurore du Royaume.
Mais cette naissance d'en haut, cette adoption de Dieu signifiée au creux symbolique de notre nom propre, cette part messianique révélée en nous par le Souffle de l'Esprit, dessinent les contours d'une spiritualité qui, tout en gardant son enracinement spécifiquement chrétien, est capable de s'ouvrir aux autres spiritualités religieuses de par l'universalité même des dimensions humaines qu'elle intègre. Car tout humain doit naître à lui-même. Tout humain commence dans le biologique et est adopté dans la parole. Tout humain est traversé d'Infini et appelé à la responsabilité éthique qui en découle. Dans l'interpénétration actuelle des cultures, le dialogue inter-religieux doit s'efforcer de discerner quel prolongement spirituel chaque tradition donne à ces dimensions de notre humanité commune. Des divergences et des convergences apparaîtront, mais dans le respect mutuel. Et, en dépit de l'absolu que nous reconnaissons à la révélation chrétienne, nous découvrirons peut-être qu'il y a plusieurs demeures dans la maison du Père. Qui sait jusqu'où mène le travail de l'Esprit en nous ?
Amen !