Libérés....

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Pour le dernier culte de notre série sur les images de Dieu, qui a pour thème le "Dieu vivant", nous lirons un passage du prophète Jérémie qui évoque pour ses contemporains exilés à Babylone, au VIe s. J.C. la nécessité de ne pas s'aliéner aux modes et aux coutumes de la culture ambiante, mais de tenir bon dans leur fidélité au Dieu de la vie.(lire Jérémie 10/1-16 ci-dessus)

Dans ces paroles venues à nous du fond des siècles, me frappe une fois de plus l'extraordinaire acuité du regard qui est posé sur notre humanité, un regard qui continue de venir questionner nos choix d'existence en nous rencontrant au coeur de ce que nous vivons tous. Ce qui apparaît d'emblée à la lecture de ce passage incisif et traversé de perles d'humour, c'est que le judaïsme comme le christianisme ne sont pas et ne seront jamais des religions du conformisme. En effet, l'appel qui court à travers toute l'Ecriture est un appel qui vient ébranler nos pentes naturelles, plutôt que de les confirmer. Un appel qui vient interroger nos instincts grégaires et notre facilité à imiter plutôt qu'à innover.

"Sur le chemin des nations, n'allez pas chercher instruction..." L'exhortation que Jérémie adresse ici à son peuple exilé trouvera son écho six siècles plus tard dans l'appel que contient l'épitre aux Romains : "Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu..." (Rm. 12/2). C'est dire que la fidélité au Dieu de l'Evangile n'est pas un oreiller de paresse, un "opium" - pour reprendre un mot qui a fait école ! - . Elle est bien plutôt un éveil, un réveil parfois douloureux, un affrontement à ce qui en nous résiste à être libéré pour devenir vivant. Opter pour le Dieu de la vie implique inévitablement peine et combat, c'est ce que l'apôtre Paul souligne encore dans la première épitre à Timothée : "car si nous peinons et si nous combattons, c'est que nous avons mis notre espérance dans le Dieu vivant..."(4/10). Souvenons-nous de cela comme d'une parole libératrice quand nous aurons le sentiment de peiner dans notre vie de foi. Personne n'échappe aux tiraillements de l'être qui cherche sa vérité en Dieu !
Ceci dit, Jérémie vient nous aider ce matin, en nous offrant une parole sur les idoles qui met à jour des mécanismes qui nous habitent tous. Car l'affrontement qu'il peint ici comme étant celui d'Israël avec les nations est en réalité un affrontement qui est intérieur à chacun d'entre nous : il y a toujours quelque part en nous une rivalité entre nos dieux et le Dieu de la vie.
Ce que Jérémie dénonce ici avec un humour corrosif, c'est la propension que nous avons à nous tailler des dieux à notre mesure, des dieux qui finissent par nous ressembler complètement, comme le dit le Ps. 115. Et ce qu'il fait voir aussi, c'est qu'on peut démasquer l'origine de ces idoles fabriquées de toutes pièces. Tout ce dont elles sont faites, on peut en déterminer la provenance : le bois est du bois de forêt, l'argent vient de Tarshish et l'or d'Ouphaz. Peu importe la localisation de ces villes, il faut entendre que de ces statues taillées de mains humaines, on peut percer le mystère, on peut toujours les démystifier. Pourquoi ? Parce qu'elles ne sont pas vivantes et d'une chose qui n'est pas vivante, on fait facilement le tour. Il n'y a en elles aucun souffle, aucun mouvement. Elles n'ont rien à voir avec la vie qui fleurit autour d'elles. Leur présence a quelque chose d'incongru, de déplacé, exactement comme un palmier dans un champ de concombres ! Elles ne parlent pas et elles ne marchent pas, bien qu'on cherche à donner l'illusion qu'elles se déplacent en les portant : "Ils les portent, ils les portent, mais elles, elles ne marchent pas !" (v.5) De plus, elles sont vides de sens et n'enseignent que des choses fumeuses ! Le verdict est sévère : ce que les humains prennent pour leurs dieux, ce en quoi ils mettent leur confiance, n'est en réalité qu'une fumée, une pure évanescence, un rien. Le mot hébreu se retrouve dans la parole de l'Ecclésiaste reconnaissant la précarité de toutes choses : "Vanité des vanités, tout est vanité !" (Qo 1/2).
La solidité, la pérennité, elles, se trouvent ailleurs, du côté d'une origine qui reste insaisissable, du côté de ce Dieu dont on ne peut faire le tour et qui échappe à toutes nos prises, comme en témoigne son Nom mystérieux et imprononçable. En lui est la vérité, là où elles ne sont que bois mort et créations muettes. Ce Dieu-là excède tout ce que nous pouvons penser et imaginer. Il vient à nous du fond de son oeuvre de création comme Celui qui a fait la terre et déployé les cieux comme Celui qui orchestre la valse des nuages et libère le souffle qui fait respirer le monde. Devant l'ampleur des phénomènes naturels, face à l'incommensurable du don de la vie qui nous est fait, nous ne pouvons que nous tenir "devant l'inconnaissable", comme dit Jérémie.
Etrange renversement, mais très biblique, qui fait que la solidité est du côté de l'invisible et de l'impalpable, alors que ce que nous tenons pour du solide n'est en réalité que fumée ! Ce qui demeure et ne peut être entamé par le temps, ce ne sont pas les oeuvres que nous aurons produites, les actes que nous aurons posés ou les richesses que nous aurons accumulées avec l'illusion qu'elles nous survivront, mais c'est le mystère d'un Nom qui tient le monde entre ses mains et qui se révèle dans la grandeur inconnaissable de l'univers.
Tout cela nous pose la question de l'ancrage de nos existences. Face au mystère de la vie et de la mort, face à l'angoisse du lendemain, face au vide existentiel qui nous assaille parfois, nous cherchons instinctivement à baliser le terrain, à meubler l'espace de repères visibles, à nous créer un monde vivable et rassurant. Nous faisons exactement comme les gens de Lystre (Act. 14/8-15) qui devant le mystère de la guérison de l'infirme par Paul, cherchent à ramener ce qu'ils ne comprennent pas à du connu. Si l'homme qui n'avait jamais marché jusque-là se met à marcher ce jour-là, la seule explication plausible, c'est que les dieux eux-mêmes sont descendus sur terre dans la personne de Paul et de Barnabas. Le mystère est ramené sur un terrain où on peut le maîtriser. Il s'explique, mais il s'épuise aussi dans cette explication et le Dieu inconnaissable, au lieu de nourrir la vie et de la faire rebondir plus loin, est étouffé de même. Chaque fois que nous ramenons ainsi Dieu à nous dans un mouvement d'accaparement - ce qui est une manière de le façonner à notre image -, il n'y a plus d'histoire possible, plus d'avenir. Il n'y a plus qu'un renvoi de miroirs où le leurre se reflète à l'infini.
Dans ce leurre nous sombrons souvent, pourquoi ne pas le reconnaître ? Nous sommes peuplés de statues intérieures que nous consolidons de toutes sortes de fantasmes qui ne laissent plus couler la vie. En nous s'agitent continuellement des pantins et des chiffons qui nous accaparent, qui absorbent tout notre temps et notre énergie.... souvent "pour rien", quand nous y réfléchissons un peu! Pourtant, c'est à eux que nous nous donnons l'illusion d'exister. Il y a une manière de vivre notre rapport au travail et à l'argent, de nous identifier à des rôles ou à des objets qui est "du vent"! Il y a une manière d'habiter nos relations familiales et sociales où nous entretenons des histoires sans fin, sans nous rendre compte que ce sont en définitive des histoires sans queue, ni tête, des histoires "qui ne marchent pas", comme les idoles dont se moque Jérémie! Nous portons nos statues intérieures à bout de bras, avec l'illusion qu'elles vont se mettre à bouger, ou nous les manipulons avec précaution de peur qu'elles ne se fâchent et se retournent contre nous. Qui d'entre nous n'est pas effrayé par moment des idées qui s'agitent en lui, des obsessions qui peuplent son monde intérieur ?
Or, de cette emprise, il est possible de se déprendre, si, en nous quelque chose se tourne vers le Dieu de la vie. Jérémie autant que Paul nous l'attestent ce matin. Nous pouvons ne pas nous effrayer de ce à quoi nous avons attaché le sens de nos vies, nous pouvons être déliés de nos idoles intérieures. Nos peurs sont promises au déracinement, voilà l'Evangile de ce jour. Non que nous serions doués d'une grande force de caractère, mais parce qu'en nous, la vie de Dieu travaille à nous donner de les regarder pour ce qu'elles sont vraiment au regard de ce qu'il est, lui : une simple fumée, un poids mort qui ne peut faire ni mal, ni bien.
La peur est pour ceux qui vivent sans Dieu : "...seules les nations s'en effrayent!", dit Jérémie, qui oppose à cet effroi la "crainte de Dieu", ce qui bibliquement est tout autre chose! Craindre Dieu, c'est laisser Dieu être Dieu, tout simplement! C'est l'accueillir pour ce qu'il est : un Dieu vivant et parlant, un Dieu qui nous emmène vers du neuf à inventer, un Dieu qui réveille en nous des possibles plutôt que de nous ligoter à lui dans un attachement mortifère. Craindre Dieu, c'est tout le contraire de l'idolâtrie qui cherche à ramener Dieu à du connu, c'est consentir à nous tenir devant l'inconnaissable, c'est accepter qu'en nous-mêmes, comme en toute créature et dans la création entière, il y ait toujours une part de mystère qui résiste à nos accaparements, car nous ne pouvons jamais mettre la main sur notre origine, ni sur celle d'autrui, nous ne pouvons que la recevoir des mains du Créateur.
Au mois de novembre 1881, le peintre Van Gogh écrivait ceci dans ses "Lettres à Théo" : "... pour croire en Dieu, il faut sentir qu'il y a un Dieu, non un Dieu mort, empaillé, mais un Dieu vivant qui nous pousse dans la direction "d'aimer encore". Voilà ma pensée".
Quand nous parvenons à faire de la place en nous à ce Dieu vivant - Dieu insaisissable qui creuse notre désir, sans jamais le combler, alors nos vieilles peurs se défont d'elles-mêmes, nos pantins intérieurs s'effilochent, ils deviennent du vent au regard de la présence d'amour qui nous habite. Et il nous reste une liberté insoupçonnée, l'envie aussi d'élaguer dans ce qui encombre notre temps et notre énergie pour que l'arbre ne cache plus la forêt. Il nous vient un appétit nouveau, celui de consentir au vide et au silence pour rejoindre ce lieu de vérité où sont ancrées nos existences et d'où source une tendresse qui n'en finit pas de ressusciter la vie en nous.
La promesse qui nous rejoint finalement ce matin, c'est que là où nous nous efforçons d'embellir nos vies d'or et d'argent, recherchant avec angoisse une solidité inatteignable, Dieu lui-même vient ciseler notre humanité de son Souffle, nous libérant ainsi de la préoccupation de nous-mêmes pour nous ouvrir aux vents du large et du partage. Telle est la part que dans une sagesse et une intelligence qui nous dépassent, Il nous réserve, une part qui comme celle de Jacob ne passera pas.

Amen.