Familles déchirées

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Personne n'allume une lampe pour la couvrir d'une cloche et la mettre sous un lit; mais il la met sur un lampadaire, pour que ceux qui arrivent voient la lumière.
17 Non, rien de caché qui ne doive être manifesté; ni rien de secret qui ne doive être pénétré et devenir manifeste.
18 Aussi, voyez comment vous entendez : oui, celui qui a, il lui sera donné; et celui qui n'a pas, même ce qu'il croit avoir, lui sera pris".
19 Sa mère et ses frères arrivent près de lui. Ils ne peuvent l'approcher à cause de la foule.
20 Il lui est annoncé : "Ta mère et tes frères se tiennent dehors et désirent te voir".
21 Mais lui répond et leur dit : "Ma mère et mes frères sont ceux qui entendent la parole de Dieu et la font".

(traduction Chouraqui)

Familles déchirées : heureux les miséricordieux... (Matthieu 5- 7)

En choisissant de méditer ce matin autour du thème des familles déchirées, je suis consciente de m'aventurer avec vous sur un terrain délicat, car la question de la famille et de ses déchirures nous rencontre tous à un titre ou à un autre, me semble-t-il. Qui d'entre nous, en effet, vit dans une famille qui n'a jamais traversé de ruptures et qui n'est pas habitée de blessures, visibles ou cachées ? Qui n'est pas confronté aujourd'hui à la séparation de proches ou à son propre divorce et à la délicate question de la garde des enfants ? Qui n'a pas dû une fois ou l'autre remodeler sa place en fonction de nouvelles alliances conclues par ses parents ou ses enfants ?

Quelle que soit l'étape que nous traversions en ce moment dans notre histoire familiale, la question de ce matin ne peut nous laisser indifférents et avant même d'y entrer, elle fait certainement lever en nous un monde de sentiments - et peut-être de ressentiments- qu'il vaut mieux reconnaître et accueillir avant d'aller plus loin.

C'est devenu un lieu commun de parler de crise de la famille dans notre société. Or quand on dit cela, on a l'air de penser qu'il y a eu une fois un âge d'or de la famille, une époque où les rouages étaient bien huilés et où tout fonctionnait sans bruits ni heurts. Je pense plutôt, quant à moi, que la famille est un tissu vivant, comme chacun d'entre nous, et que les crises qu'elle traverse - bien qu'elles soient douloureuses et toujours indésirées - sont à lire comme des signes de vitalité plutôt que de maladie. Ces moments de rupture où tout est difficile montrent à l'évidence que la famille n'a pas envie de mourir, mais qu'elle cherche à refaçonner son identité en s'ajustant périodiquement aux conditions de vie et aux changements des mentalités.

Impossible d'entrer ici dans une analyse fouillée de la réalité familiale dont une des caractéristiques actuelles est certainement la fluctuation et la grande diversité de ses formes. Ce que je me bornerai à relever, c'est que rien ne va de soi dans la famille d'aujourd'hui, pas plus les liens du sang entre parents et enfants - relayés maintenant par les techniques médicales que l'on sait - que les liens d'alliance qui font entrer sur la scène de ce qu'on appelle les familles "recomposées" des personnages nouveaux à apprivoiser. Que l'on soit père ou mère, fils ou fille, frère ou sœur par la voie de la chair ou par celle de l'alliance, les relations cherchent leur voie dans les méandres d'existences qui cumulent les rôles familiaux, professionnels et sociaux. La traditionnelle répartition des tâches entre hommes et femmes a sinon vécu, du moins perdu son évidence, obligeant à une redéfinition de l'apport de chaque membre de la communauté familiale. Chacun oscille entre la loyauté envers le groupe familial et son épanouissement personnel, entre le bien de tous et son propre bien-être. Et cette oscillation va parfois jusqu'à la rupture, provoquant des blessures et des culpabilités d'autant plus profondes que l'attente est forte vis-à-vis de la famille espérée comme un lieu d'intimité où l'on vienne refaire ses forces et nourrir son affectivité auprès de ceux qu'on aime et qui nous aiment.

Dans ce paysage familial en pleine mutation, comment entendre dès lors la béatitude d'aujourd'hui qui proclame : "Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde"? N'allons pas trop vite dans l'idée que si nous étions plus tolérants à l'égard de nos proches, tout irait mieux dans les chaumières. Tout n'est pas affaire de simple volonté dans notre manière d'être avec les autres et nous devons tous composer avec cette part en nous qui nous échappe et d'où montent parfois des colères et des émotions dont nous ne savons que faire. Il y a beaucoup d'immaîtrisable dans chaque relation et c'est de ne pas accueillir cela, c'est d'en avoir peur, en nous et chez l'autre, qui nous fait le plus souvent manquer la rencontre, là où nous la souhaitons ardemment.

"Heureux les miséricordieux"! Dans miséricordieux, il y a le mot misère et le mot cœur. Les miséricordieux sont avant tout ceux qui ont le cœur sensible à la souffrance d'autrui. Ce sont ceux qui savent discerner et accueillir la fragilité de l'autre comme un reflet de leur propre fragilité. De nos jours, les familles déchirées - comme l'enfance maltraitée, le chômage ou le sida que nous avons abordés jusqu'ici dans cette série de prédications-, ne sont pas avant tout un problème à régler, mais une souffrance à accueillir La souffrance de tous ceux et celles qui, pour toutes sortes de raisons, parviennent peu ou mal à vivre le profond désir de tendresse et de communion qui les habite.

Alors, au cœur de cette souffrance à accueillir et à recueillir, oui, heureux les miséricordieux ! Heureux ceux que Chouraqui appelle les "matriciels". Les matriciels, ce sont ceux qui représentent et assument au milieu des leurs la fonction même de Dieu qui donne et entretient la vie. Heureux ceux qui, dans les moments de rupture, n'essaient pas de réparer à tout prix ce qui ne peut l'être, mais qui écoutent avec le cœur et se tiennent comme des veilleurs de la vie auprès de ceux qui sont blessés. Heureux ceux qui, au plus fort des crises, savent entretenir cette vie par des gestes d'affection et de solidarité pour l'amener aux rives de l'apaisement.

Mais il y a plus encore dans la miséricorde. Savez-vous que dans la structure des Béatitudes, les miséricordieux sont au centre, exactement comme le soleil est au centre des sept jours de la création ? La miséricorde pourrait donc avoir quelque chose à voir avec la lumière qui 'éclaire le monde. Elle pourrait être cette manière de se tenir dans la relation qui permette à la souffrance cachée de venir au jour, elle pourrait être cette attention particulière à tout ce qui n'a pu être dit et qui tue ceux qui gardent en eux ce poids de paroles non dites. Comme le dit le poète : "Ce qui ne peut danser au bord des lèvres s'en va hurler au fond de l'âme" (C. Bobin). Nous savons tous combien ces hurlements restés enfouis dans le cœur peuvent détruire les relations familiales. Car ce qui est tu fait parfois bien plus de mal que ce qui est dit.

Or, la parole est faite pour être parlée comme la lumière est faite pour éclairer, nous dit l'Evangile d'aujourd'hui. "Personne n'allume une lampe pour la couvrir d'une cloche... Non, rien de caché qui ne doive être manifesté, ni rien de secret qui ne doive être pénétré..." (v. 16-17). Ce qui concerne ici la personne et l'enseignement de Jésus venu éclairer notre chemin d'humanité doit devenir vrai pour chacun d'entre nous. De même que la parole manifestée dans le Verbe de Dieu n'a pas encore donné sa pleine mesure en ce monde, de même en chacun de nous, la parole doit se frayer un passage pour libérer ce qui nous empêche d'être vivants, pour éclairer ces parts d'ombre qui sont encore des blessures. Mais comment cela peut-il se passer ?

Que Luc ait placé la petite sentence sur la lampe entre la parabole de la semence et la discussion sur les liens familiaux nous offre une piste, me semble-t-il.

A l'origine de nous-mêmes, une Parole de vie nous est donnée par laquelle nous sommes faits fils et filles de Dieu. Cette Parole ne demande qu'à devenir plénitude en nous et parmi nous. Or, il arrive que pour toutes sortes de raisons, elle ne puisse pas prendre racine en nous ou qu'elle soit étouffée par les ronces qui nous envahissent. Il se peut que pour toutes sortes de raisons, nous n'arrivions pas à croire que nous sommes enfants de Dieu et donc aimés d'un amour inconditionnel. Nous nous accrochons alors à nos proches dans l'espoir qu'ils vont combler ce manque qui nous habite sans voir que ce dont il s'agit d'abord, c'est de cultiver notre propre champ, c'est de retourner notre propre terre, car c'est en elle qu'il y a un trésor à découvrir. En chacun de nous, la Parole est là qui veille et nous offre un autre point de vue sur nous-mêmes et sur les autres. Un point de vue où il ne s'agit pas d'abord de voir, mais d'entendre ! Le premier mouvement qui nous habite c'est toujours de chercher à "voir " nos proches, à les prendre dans un regard qui s'arrête à ce qu'ils sont ou surtout ne sont pas, à ce qu'ils font ou surtout ne font pas ! Notre premier mouvement, c'est celui de la mère et des frères de Jésus qui cherchent à le voir. Or, ce mouvement-là est barré, nous dit le texte, il est empêché par la foule de ceux qui écoutent Jésus. Qui écoutent, au lieu de voir.

La famille n'est pas ce lieu de cohésion idéale où nous rêvons de nous côtoyer les uns les autres dans une transparence qui laisserait tout voir. C'est parce que nous vivons encore de cette image que nous nous imaginons que Jésus repousse ici les siens avec une dureté qui nous scandalise. Or, Jésus dit en réalité quelque chose d'essentiel que nous avons de la peine à entendre, je crois. "Aussi, voyez comment vous entendez" (v. 18)... c'est donc à partir de l'oreille, et non du regard, qu'il nous faut relire toutes nos relations familiales. Les liens du sang comme ceux de l'alliance ne peuvent être vivants et vivables que si nous les réhabitons à partir de la Parole qui nous fonde nous-mêmes et nous rappelle que ce n'est pas nous qui donnons la vie. Nous n'avons donc aucun droit les uns sur les autres dans la famille, sinon celui de respecter le mystère vivant que nous sommes les uns pour les autres. C'est cela que veut dire adopter l'autre, c'est le recevoir à partir d'une parole qui ne vient pas de nous et nous donne un autre éclairage sur lui.

Nous qui sommes bien souvent des malentendants de la relation, nous qui sommes malades de mal-entendre, de mal nous entendre, alors que nous avons faim du contraire, une promesse et une responsabilité nous rejoignent ce matin. Il est encore temps, il est toujours temps de retourner notre terre intérieure et de "faire la parole", comme dit Jésus à ses amis. Et faire la parole, ce n'est pas autre chose que faire la lumière qui nous donne de voir en l'autre beaucoup plus que ce qui s'offre de lui à notre seul regard. La parole, certes, ne répare pas tout, elle ne comble pas toutes les failles et ne soigne pas toutes les blessures, mais ce qu'elle fait est irremplaçable et ne doit pas être perdu. Ce que fait la parole, c'est d'entretenir la vie en creusant le mystère de la relation et en le renouvelant à l'infini, alors que le regard l'épuise prématurément et conduit à l'ennui.

Au cœur des situations les plus conflictuelles et les plus douloureuses, oui, heureux ceux et celles qui savent regarder en l'autre plus loin et plus profond que la blessure qu'il leur a infligée. Heureux ceux et celles qui choisissent de quitter un regard réducteur pour discerner ce qui cherche à se dire du fond du visage d'autrui, souffrant lui aussi de n'être pas encore vraiment né. Oui heureux ceux qui font la parole et qui ainsi l'entendent ! Heureux les bien-entendants, ils seront eux aussi entendus !

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Didier Godel
Musique