Si vous passez un jour par la capitale alsacienne, Strasbourg, allez vous planter devant le portail sud et levez légèrement votre nez de droite et de gauche : vous verrez alors se dérouler devant vous l'une des interprétations les plus délirantes d'un texte biblique. C'est en effet en ce portail que sont nichées, de part et d'autre, les cinq vierges folles et les cinq vierges sages de la parabole. Du côté droit, les jeunes femmes sages n'attirent pas forcément le regard : elles semblent en effet assez quelconques, sérieuses, voire même un peu grincheuses et de méchante humeur; pourtant, elles, elles sont accompagnées du fameux marié tant attendu, qui n'est autre ici que le Christ.
Par contre, on ne peut pas rester insensible au spectacle que donnent les vierges folles. Avec beaucoup d'audace en effet, l'artiste les a représentées souriantes, mais d'un sourire un peu allumé (encore que l'adjectif soit peut-être mal approprié pour des femmes qui, justement, manquent de lumière !); mais surtout elles, elles sont accompagnées d'un personnage étrange et presque plus intéressant que le marié d'en face : en effet, à leur côté se situe un jeune homme, lui aussi souriant un peu bizarrement, assez canon, habillé à la dernière mode, mais le dos couvert de crapauds et serpents et tenant en sa main triomphante un fruit qui ressemble bien à une pomme !
Les indices sont assez parlants, c'est bien le tentateur ! Et en un détail presque un peu osé pour une cathédrale, la première des vierges placée à côté de lui commence à enlever sa robe en le regardant avec une envie non dissimulée.
Manifestement donc, pour l'artiste qui interprète la parabole, les vierges folles appartiennent au monde de la tentation, de l'insouciance et de l'infidélité. Et le tentateur faisant face au Christ rappelle par sa présence la première infidélité, la première tentation, la première insouciance. Et c'est bien là l'une des nombreuses façons de comprendre cette parabole. D'un côté des femmes avisées, prévoyantes et fidèles, de l'autre des femmes naviguant à vue, légèrement stupides et surtout sans grande envie d'entrer dans la noce.
Et pourtant, dans cette histoire, les choses ne sont pas aussi simples que je viens de le dire. Car la parabole est en effet truffée d'inconséquences : d'abord cette histoire de marié qui traîne les pieds pour arriver à son propre mariage, ça n'est pas très net ! En général, on est plutôt heureux de la perspective d'une telle fête, des retrouvailles avec les ami(e)s, la famille, on s'y précipite à son mariage, alors que là, le marié va arriver en pleine nuit avec un retard d'au moins 5 ou 6 heures. Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'atmosphère de ce mariage est un peu étrange; d'ailleurs, la mariée n'est même pas mentionnée (comme si elle n'avait pas grand importance, puisqu'elle a déjà disparu du récit).
Et puis, pour compléter ce tableau déjà sinistre, le marié est annoncé par un cri unique, un cri à glacer le sang de tous les invités : avouez qu'on est plus dans une ambiance " film d'épouvante " que dans une comédie américaine des années 1950 !
Autre inconséquence : alors que la parabole se termine sur une injonction à ne pas s'endormir, le début de l'histoire montre non pas cinq mais dix jeunes filles qui cèdent à la tentation du sommeil en attendant le marié. Alors, finalement, y a-t-il une si grande différence entre les unes et les autres ? Ne se sont-elles pas toutes laissées aller à quelque négligence ?
Certes, à y regarder de plus près, ces soi-disant vierges sages apparaissent bien avisées et fort prudentes en effet, pour avoir prévu assez d'huile et alimenter ainsi leur torche lorsqu'il s'agit de s'avancer en cortège vers le marié qui arrive. Mais ne les trouvez-vous pas quand même bien punaises, à vouloir faire la leçon aux cinq autres ? Non, non, répondent-elles en effet la bouche en coeur, impossible de vous aider, nous n'aurions plus assez d'huile pour nous ! La réponse est tellement cinglante que certains manuscrits de l'Evangile adoucissent même un peu le ton. Car après tout, ces vierges folles, quel est donc leur crime réel ? n'avoir pas prévu assez d'huile ? Objectivement, ce petit détail domestique justifie-t-il le rejet très violent de l'Époux ? N'y a-t-il pas là une manoeuvre un peu basse de monter ainsi un groupe de femmes contre un autre, de les comparer et d'en privilégier certaines par rapport à d'autres ? Assurément, à l'heure de la parité et de la reconnaissance des capacités féminines, cette parabole apparaît bien rétrograde, voire sérieusement patriarcale !
Et puis un mariage, surtout en Orient, ce n'est pas une fête qu'on célèbre les portes fermées : toute la famille, au sens large du terme, tout le village, toute la communauté même est invitée. Là, par contre, on trie sur le volet celles et ceux qui sont autorisés à participer à la fête, et la porte se refermera sur les autres. Si, comme le dit le préambule, le Royaume des cieux est semblable à un mariage où ne sont acceptés que certain(e)s et pas d'autres, c'est vraiment une image un peu décalée de ce Royaume qui nous est proposée là, surtout au regard de ce que dit l'Évangile par ailleurs sur l'accueil et l'ouverture aux autres. Au moment d'en venir aux choses de l'Éternité, deviendrait-on sélectif du côté du divin ?
Alors face à tant d'inconséquences et de difficultés, il nous faut, je crois, nous élever un peu, comme l'artiste de la cathédrale de Strasbourg qui demande qu'on lève un peu le nez des premières impressions, tout exigeant qu'il est dans son interprétation très personnelle de ce bijou d'Evangile. Au-delà d'une lecture un peu primaire, moralisante et finalement très sentimentale, que dit cette parabole ? Eh bien, elle dit deux choses essentielles : d'une part, elle inscrit l'événement Jésus dans une chronologie capricieuse, ce qui, dès lors, demande une attention soutenue aux êtres, aux choses et au temps qui passe; d'autre part, elle donne quelques indications sur ce qui constitue l'identité humaine profonde, qui n'est autre qu'une capacité étonnante, celle de faire briller la lumière.
Inscrire l'événement Jésus dans une chronologie capricieuse, c'est en effet le leitmotiv de tout le récit : " Préparez-vous maintenant ", est-il dit, " parce que vous ne savez pas quand votre monde prendra fin. " Mais cette chronologie, en apparence terrifiante, induit aussi une immense exigence et une indéfectible attention : " Préparez-vous maintenant ", est-il dit également, " parce que plus tard, ce sera trop tard ! " Preuve en est ces pauvres vierges folles, sympathiques au demeurant, mais imprévisibles et donc imprévoyantes ! Face aux fourmis intransigeantes, ce sont les cigales de cette fable d'Évangile. Les unes vivent dans une durée attentive, les autres dans l'instant, prises en otages d'une chronologie astreignante.
Mais vous l'aurez compris, il ne s'agit pas ici de prévisions économiques, encore moins politiques ou sociales dont il est question : le " préparez-vous " qui se lit en filigrane se rapporte à l'existence chrétienne elle-même, à cette condition de croyant et de croyante que décrit la parabole de façon pour le moins originale. Être chrétien ou chrétienne, c'est donc vivre dans un temps chaotique et capricieux, c'est aussi ne pas se laisser déborder par ce chaos.
La parabole donne également quelques indications sur ce qui constitue l'identité humaine, qui n'est autre que l'étonnante capacité de faire briller la lumière. À l'écoute d'une telle histoire, on est tenté bien sûr, de jouer au petit jeu des correspondances : dans le grand tableau symbolique de la foi chrétienne : que représente les jeunes filles ? et les lampes ? et l'huile ? et le marié ? Je n'entrerai pas pourtant dans la valse des analogies parce que je crois le sens ailleurs : en effet, le sens de la parabole de ce jour se consume dans ces lampes qui s'allument et s'éteignent, dans cette capacité à faire briller ou non notre lumière intérieure, dans cette belle inquiétude à trouver un peu d'huile pour soi et, j'ose l'espérer, pour autrui.
Et c'est bien entre les deux aspects de la parabole qu'oscille toute notre existence : entre l'exigence d'une préparation au temps de demain et l'ouverture gratuite à la lumière de la vie spirituelle. La fin abrupte de l'histoire, rejetant celles et ceux qui auraient quelque difficulté à joindre ces deux aspects, ne doit pas nous terroriser pour autant : parfois, il nous arrive de nous savoir en marche, de nous savoir sur le fil d'un temps chaotique et même, de jouer alors les fourmis prévoyantes. Parfois, il nous arrive aussi de ne pas avoir pensé à la lumière que nous portons en nous, de ne pas en avoir eu le temps, ou l'envie, ou la force. Mais ce n'est pas forcément très grave. Contrairement à ce que laisse entrevoir la fin de la parabole, je crois qu'il n'est jamais trop tard.
Et j'en veux pour preuve un autre récit, situé dans une étrange proximité avec notre parabole, le récit de la passion de Jésus au jardin de Gethsémani, à peine un chapitre plus loin : qu'y voit-on si ce n'est Jésus de Nazareth, un homme en attente non d'un mariage mais d'une mort annoncée, qui se retire en agonie et emmène avec lui ses plus proches. Et alors qu'il se met à se recueillir dans la douleur et l'incertitude, il demande l'aide de ses amis; un peu de lumière chaude au milieu de la nuit, un peu d'attention soutenue au coeur d'un événement qui va faire éclater le temps. Mais les trois hommes s'endorment, les yeux lourds et le coeur appesanti. Non pas une fois mais trois fois. Être éveillé, qui plus est à sa propre lumière, n'est pas donné en toute occasion. Et ce n'est pas forcément très grave. Car la demande de la parabole, similaire à celle de Jésus à Gethsémani, " Veillez ! " cette demande n'est rien d'autre qu'un appel à l'éveil, au réveil, et donc finalement à la résurrection.
Voilà pourquoi je crois qu'il n'est jamais trop tard et qu'il est temps de reconsidérer la fin terrifiante de l'histoire des vierges sages et folles. Voilà pourquoi je rêve d'un manuscrit inédit que l'on finira bien par trouver un jour et qui comportera juste quelques versets supplémentaires à cette parabole.
En le déroulant avec précaution, on y déchiffrera alors ceci : " Finalement arrivent à leur tour les autres jeunes filles, qui disent : Seigneur, seigneur, ouvre-nous ! Mais il leur répondit : En vérité, je vous le déclare, je ne vous connais pas. Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l'heure. " Mais quelques minutes plus tard, alors que la fête battait déjà son plein, le marié appela son serviteur et lui dit doucement à l'oreille : " Va ouvrir la porte parce que c'est aujourd'hui mon mariage, et que tous et toutes doivent prendre part au repas, manger, boire, le coeur en joie. Laisse entrer les jeunes filles déboussolées : j'ai été souvent, moi aussi, comme elles et donne-leur de quoi se laver les mains et les pieds, car elles ont beaucoup marché. Elles reviennent de loin, alors accueillons-les !
Amen !