Le texte de l'évangile semble être coupé en deux. D'abord la réponse de Jésus à la question de Jean : Il y en a qui font des miracles et ne sont pas des nôtres. Jésus est clair dans sa réponse. Celui qui n'est pas contre nous est pour nous. Autrement dit, il invite ses disciples, il nous invite, à ne pas nous considérer comme des propriétaires de la Bonne Nouvelle, de l'Évangile. Dis comme cela, ça passe assez bien.
Dans les faits, c'est parfois un plus compliqué. Lorsque tel groupe d'Église se vexe parce qu'un groupe - qui n'a rien à voir avec l'Église - fait la même chose. Et parfois mieux : quand un pasteur pique la mouche parce que ses paroissiens se réunissent sans lui ! ça existe et il devrait être content.
Dans la prière de l'office du soir que nous célébrons ici à Romainmôtier, il y a cette demande qui porte vers Dieu tous ceux qui "non-croyants" servent leurs frères avec amour. Eux aussi sont à leur manière serviteurs de la Bonne Nouvelle, sans le savoir, et artisans du Royaume. Le Christ nous bouscule ce matin : les disciples que nous essayons d'être, mes amis, ne sommes pas propriétaires de l'amour, pas plus de Dieu, source d'amour, qui reste libre d’agir comme il veut, par qui il veut. Et parfois sans nous. Je vous avoue qu'il m'arrive d'enrager lorsque je vois comment on a enfermé Dieu dans nos Églises et comme si nous en avions l'exclusivité !
La seconde partie de ce texte, qui semble donc coupé en deux, nous bouscule encore un peu plus. Non seulement Dieu n'est pas à nous, mais Jésus nous invite maintenant à ne pas être parfaits pour entrer dans le Royaume.
Évidemment, nous aimerions donner une image de nous-mêmes, parfaite peut-être pas, mais la meilleure possible. Rappelez-vous de votre adolescence et si vous l'avez oubliée pensez aux ados d'aujourd'hui. A ce qu'ils vivent lorsqu'un bouton les défigure; ils ne voient d'eux-mêmes que ce défaut. (Ne vous moquez jamais d’un bouton d‘adolescent…) Et puis pensez à la difficulté de vieillir dans ce monde, fait pour les gens, jeunes, actifs, riches si possible et beaux. Toute la publicité et la richesse qui lui est consacrée vont dans ce sens (et voilà l'épître de Jacques qui pointe son nez et nous parle de nous aujourd'hui encore : vous avez recherché sur terre le plaisir et le luxe…)
Dans l'évangile de ce dimanche, le Christ renverse et bouscule tout cela. Tu n'as pas besoin d'être parfait pour entrer dans le Royaume. Il vaut mieux au contraire y entrer manchot, cul-de-jatte ou borgne que dans un idéal de perfection que tu n'atteindras pas. Parce que bien sûr les chrétiens ont aussi un idéal.
Ce n'est pas exactement le même que celui qui nous est proposé par la publicité papier glacé des magazines. L'idéal des chrétiens est ailleurs, davantage du côté papier bible. Du côté de l'absolue fidélité, de l'amour de son prochain et de tous ses ennemis. Du dépassement permanent de soi. Du don de soi jusqu'au point de ne surtout pas s'écouter. Oui les chrétiens ont un idéal qui souvent, trop souvent les a malmenés. Parce que la réalité, mes amis n'a rien à voir avec l'idéal. Et à cause d'une lecture mal comprise de l'Évangile, cet idéal en conduit plus d'un, aujourd'hui encore, à balancer sa foi par-dessus bord avec tout le reste, puisque cet idéal n'est de toute façon pas atteignable.
Aujourd'hui l'Évangile nous propose de nous amputer. C'est tellement gros qu'on ne va pas prendre ça au pied de la lettre. Ou alors il ne restera, je le crains, vraiment pas grand-chose de chacun de nous à l'entrée du Royaume. Je ne crois pas que le Christ nous demande de nous mutiler au sens propre. En revanche peut-être nous invite-t-il à regarder de plus près notre désir de perfection, de dépassement. Ce besoin d'être les meilleurs. Et d'accepter que ce ne soit pas le cas. Je ne suis pas parfait. Je le sais. J'ose me le dire. Et peut-être même le partager. Ce que je fais avec mes mains, ce que je vois de mes yeux, là où je suis sur mes deux pieds n'est qu'humain. Mais en acceptant cette humanité pas toujours géniale, ni conforme; en m'accueillant tel que je suis avec mes bassesses, mes fragilités et mes limites, en acceptant de ne pas donner une image idéale de moi et donc en me coupant de cet idéal, et c'est là le paradoxe, je ne serai plus coupé en deux. Comme l'ont été trop souvent les chrétiens montrant une double image d'eux-mêmes.
A tel point qu'ils en sont devenus objet de scandale. Celui qui entraîne la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi. Ce qui nous différencie des humains, nous qui voulons être des chercheurs de Dieu, en route avec le Christ, ce ne sera pas notre perfection mais notre Foi et notre Espérance. Et notre patiente recherche, notre recherche pas-à-pas, notre recherche de chaque jour, à vivre dans notre vie et par notre vie, la parole de l'Évangile. Ce qu'il y a de sûr c'est que Dieu qui nous voit tels que nous sommes ne nous demande pas d'être ailleurs ni autre chose que ce que nous sommes.
L'Évangile n'est pas coupé en deux. Il nous dit que nous ne possédons pas Dieu tout comme il nous demande de ne pas vouloir maîtriser, "posséder", l'image que nous donnons, ni celle que nous avons de nous-mêmes. Mais Être simplement. Être devant Dieu ce que nous sommes qui lui, nous accueille. Et nous reçoit. A l'apôtre Paul confronté à ses propres faiblesses, Dieu lui a répondu : "Ma grâce te suffit."
Amen !