Je n'y suis pour rien. Ce n'est pas moi ! Ne me regardez pas comme ça… quoi ! Ce n'est pas ma faute. D'ailleurs c'est la faute à personne si tout va mal. Ni ma faute. ni la vôtre. Ni la nôtre. Et pas non plus la leur. Quoique… Peut-être est-ce précisément de leur faute. Je veux dire de la faute aux autres… La faute à Voltaire ! Tout va mal, c'est la crise. C'est dans tous les journaux ! A la radio. Aux journaux télévisés. Au Café du commerce, le bien nommé. On restructure. On mondialise. On fusionne. On délocalise. C'est une nouvelle liturgie. L'émergence d'une nouvelle croyance aussi. Avec ses adeptes et ses gourous. Ses initiés. Ses mythes. Et ses sacrifiés. Les sans-emplois. Les fins de droit. Parfois même les sans domicile fixe, exclus, en marge. Tout va mal, c'est la crise
Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas ma faute. Je n'y suis pour rien. Vous non plus d'ailleurs… je présume. Innocent donc. Même qu'on serait plutôt victime ! Victime de payer notre essence plus cher. Victime de payer tant d'impôts. Victime d'être suisse dans une Europe qui se construit sans nous. Victime parce qu'on prend conscience qu'on doit changer. Et qu'on ne veut pas changer. D'ailleurs, on n'a même pas encore commencé à le faire, ou à peine. Victime.
C'est étrange comme notre monde est rempli de victimes. Et nous aimons volontiers à dire que nous en faisons partie. Faut dire qu'on a de qui tenir. C'est héréditaire en somme. Pensez à Adam et à Eve. Le fruit défendu. Le fruit croqué. Ce n'est pas la faute ni de l'un, ni de l'autre. Dès le premier faux pas. Dès le premier échec. Dès la première crise, l'homme et la femme rivalisent pour s'innocenter.
— Ce n'est pas moi, dit Adam, c'est elle.
— Ce n'est pas moi, poursuit Eve, c'est le serpent !
Ni responsable. Ni coupable. Mais plutôt victime. Les premières pages de la Bible n'offrent qu'une succession de portraits de victimes. Au suivant !
A peine né, voilà Abel victime de son frère. Tué sur le champ. Et Caïn le meurtrier n'invoque pas de circonstances atténuantes, non, il revendique — bien plus. Puisqu'il ne se reconnaît qu'innocent !
— Suis-je — moi — le gardien de mon frère ?
Moi… Caïn… gardien de mon frère… tu veux rire ! Caïn se dérobe. Il transfère sa responsabilité. C'est connu, depuis des lustres, c'est la faute à l'autre ! En l'occurrence, la faute au Tout-autre !
— Le gardien de mon frère, c'est toi Dieu. Je n'y suis pour rien !
Au matin du monde, Dieu avait assigné une mission aux humains : garder et cultiver le monde. Une mission, une vocation. Et voilà que les uns après les autres, ils préfèrent la démission. Ils se dérobent. La Bible commence, d'ailleurs, par une longue suite d'erreurs, d'échecs, de crises. Le fruit défendu. Le meurtre d'Abel. La génération dévoyée et perdue de Noé. Et la tour de Babel. Echec sur échec. Crise sur crise. L'humain à peine apparu n'en finit pas de démissionner. C'est qu'il y a deux façons de faire face à une crise. Ou bien nous reconnaissons notre part de responsabilité; ou bien nous cherchons ailleurs qu'en nous des coupables. La première solution est la moins aisée, mais c'est la seule qui nous permet de comprendre, de réparer si nécessaire. De corriger. Et finalement de changer. De surmonter. Et de dépasser l'échec.
Avec obstination, Adam, Eve, Caïn ont choisi la seconde solution et le confort de ceux qui se prétendent victimes. Une façon de s'économiser, de se préserver. Une manière d'éviter toute réflexion. Toute remise en question. Si la Bible débute par le récit d'autant d'échecs, c'est sans doute pour nous éviter d'oublier que l'homme est imparfait. Ces ratés qui se succèdent sont là pour nous rappeler qu'il y a là, en filigrane, la trace d'une pédagogie de Dieu. Oh, je sais bien ce terrain miné. Du haut des chairs, les prédicateurs, jadis, ont trop souvent prêché que les échecs ou les crises, voire même les malheurs étaient bons et désirés par Dieu. Envoyé par lui comme une bénédiction. Et qu'il fallait les accepter dans la joie, la bonne humeur et la discipline. Terrible prédication qui hante encore bien des esprits.
Je ne crois pas en un Dieu qui veut et désire les crises, les échecs, les malheurs qui se succèdent depuis la Genèse jusque dans nos propres histoires de vie. Somme toute, l'homme, et donc nous, sommes assez grands pour faire notre malheur nous-mêmes. Je ne crois pas en un Dieu qui désire l'échec et la crise. Je crois plutôt en un Dieu qui sait l'homme capable de surmonter l'échec. Et qui le lui rappelle avec vigueur. Dieu sait l'humain capable de dépasser l'échec et la crise. De les transformer. C'est cela être responsable. Ce n'est pas éviter l'échec, ni le fuir, mais c'est l'accueillir, le reconnaître, en tirer les conséquences et finalement changer. Surtout ne pas s'engluer, ni se complaire dans l'échec.
En ces temps où tout va mal. Temps de crise. La morosité ambiante nous pousse à nous prétendre victimes. Ces temps, nous avons tous un peu la plainte facile. Je crains que nos plaintes risquent d'étouffer la plainte et les cris des véritables victimes de ce monde. Je veux parler des sans droits. Des sans voix. Je ne sais pas comment cette crise économique qui frappe notre pays se terminera. Je concède — même — que je n'y comprends pas grand-chose. Et c'est bien pour cela que nous avons mis sur pied dans le cadre de la paroisse de Lutry une série de conférences sur le sujet. Etre responsable commence par chercher à comprendre. Et chercher à comprendre c'est peut-être découvrir que par mes choix de vie. Mes valeurs. Je participe pleinement à ce monde et ses errances et à ses impasses. Je ne sais pas comment cette crise économique se terminera. Je crois seulement qu'elle ne se résoudra pas sans que nous nous sentions un peu plus responsables et un peu moins victimes. Un peu plus solidaires et un peu moins démissionnaires. Ce n'est pas ma faute, si tout va mal. Ni la vôtre. Ni la nôtre. Et pas non plus la leur. Il ne s'agit pas de faute. Mais bien plus d'une part de responsabilité à assumer. C'est là notre vocation. C'est là que se joue notre dignité.
Amen.