Écouter le culte :
Dans nos chapelles ou nos églises, il existe une pièce du mobilier liturgique qui ne frappe pas les regards. Elle se trouve en général près de la porte d’entrée et se présente comme une boîte fermée, pourvue d’une fente en sa partie supérieure à travers laquelle vous pouvez, selon vos dispositions intérieures et vos moyens, glisser un billet de banque ou une pièce de monnaie.
Plus ou moins ouvragée, fixée sur un support, à un montant du dernier banc ou à même la paroi, cette boîte qui peut être de bois ou de métal s’appelle le « tronc aux offrandes » et le caissier de la paroisse, qui en détient la clé, veille sur elle avec un soin jaloux car dans l’église le « tronc aux offrandes » constitue une source non négligeable – pour ne pas dire importante – de revenus.
Or voici que dans la paroisse de Monteauciel on en vint à s’émouvoir et même s’alarmer : le tronc ne rapportait plus ou plutôt son apport ne suffisait plus. Le caissier avait beau faire et refaire ses comptes, il fallait se rendre à l’évidence : les dépenses ne cessaient d’augmenter tandis que les recettes du tronc – qui constituaient, rappelons-le, une source non négligeable des revenus – demeuraient, malgré les efforts des fidèles, on ne peut plus stationnaires.
Il fallait donc aviser, car à continuer de la sorte, on risquait fort de s’enfoncer dans les chiffres rouges, de faire faillite et de finir sous la tutelle du Conseil synodal – une mesure extrême dont à Monteauciel personne ne voulait. Dame ! On avait sa fierté et on n’allait quand même pas se laisser mener par le bout du nez. De ce point de vue-là, trois siècles passés sous le régime paternel et musclé de Leurs Seigneurs de la Capitale et des Hauts suffisaient largement : le temps des baillis était mort et il ne fallait pas le ressusciter.
Réuni en cellule de crise, le Conseil de paroisse décida donc de convoquer l’Assemblée de paroisse en séance extraordinaire pour dimanche après le culte et de lui soumettre le problème. L’ordre du jour qui ne comportait que ce point-là fut diffusé dans tous les foyers et eut un effet magique : l’église dimanche se trouve archi-pleine et il fallut même que l’organiste cède un bout de son banc à quelques retardataires incorrigibles qui n’avaient pas trouvé de place et qui ne voulaient pas rester debout.
Le culte terminé, le pasteur céda la place au Bureau de l’Assemblée qui sans plus tarder – il était déjà 11h15 – ouvrit les débats. Le président du Bureau salua tout le monde dit sa joie de voir tant d’intérêt pour les affaires paroissiales et passa la parole su Président du Conseil lequel à son tour la passa au caissier en le remerciant d’avance de bien vouloir informer l’Assemblée du souci majeur qui maintenant troublait la sérénité paroissiale.
Chiffres à l’appui, le caissier parla pendant un bon quart d’heure puis rendit la parole au Président du conseil lequel la repassa au Président de l’Assemblée qui invita chacun à s’exprimer librement sur la question : comment faire pour que le tronc redevienne une source abondante de revenu ?
Le débat fut vif, mais les propositions brillèrent par leur absence. Ce qui provoqua l’énervement du Président qui finit par mettre l’Assemblée au pied du mur : il ne lèverait pas la séance avant qu’on eût trouvé la solution « dussions-nous, ajouta-t-il, y passer tout le dimanche après-midi. » Parole qui porta, car la cloche de midi sonnait encore que quelqu’un avait émis l’idée très pertinente qu’on « pourrait nommer une commission ».
L’approbation de l’Assemblée fut bruyante et unanime. Sur le champ, on s’employa à désigner les membres de ladite commission que déjà, l’on proposait de l’appeler la « Commission du Tronc ». Trois candidats se présentèrent : un homme d’affaires, un artisan et un retraité, autrefois ministre du très saint Evangile du Seigneur Jésus, qui furent élus par acclamation et auxquels on donna mandat de proposer dans les quinze jours des remèdes à la situation. Sur quoi, le Président, ayant donné rendez-vous pour « dimanche en quinze à l’issue du culte » souhaita à chacun un bon appétit et leva la séance.
C’est dans une église comble qu’au terme du délai imparti, nos trois commissaires furent invités à livrer le résultat de leurs cogitations. Comme ils n’étaient pas parvenus à se mettre d’accord, le Président de l’Assemblée annonça qu’ils présenteraient chacun sa solution.
Le premier à prendre la parole fut le paroissien-homme d’affaires. Selon lui, c’était tout trouvé ! Il suffisait d’optimiser la rentabilité du capital humain de l’entreprise pour atteindre l’objectif souhaité – ce qui en clair revenait à dire qu’il fallait mettre la pression sur le pasteur. Voici donc ce qu’il préconisait : on ne mettrait plus d’argent dans le tronc, mais après le culte chaque paroissien présent y déposerait un billet sur lequel il aurait inscrit le montant qu’il estimait devoir à la paroisse pour la prédication du pasteur. Celle-ci étant évaluée selon des critères d’efficience fixés par un bureau de consultants et qu’on pourrait trouver en première page du psautier. A la fin du mois, chacun ferait le total des montants annoncés et verserait la somme au compte de la paroisse. Mais si toujours selon ces critères le paroissien devait conclure que la prestation du pasteur n’était pas performante, eh bien il inscrirait sur son billet le montant qu’il jugeait dû par le pasteur à la paroisse. Cette proposition originale fut – comme on s’en doute – ovationnée par l’Assemblée car elle avait l’inestimable avantage de rappeler fermement au ministre que chez nous « qui paye, commande ».
Le second à s’exprimer fut le paroissien-artisan. Il présenta à l’Assemblée médusée une corbeille tressée de ses mains qui devait remplacer le tronc aux offrandes, corbeille qu’on ferait circuler dans les bancs à tel moment du culte, chaque paroissien la passant à son voisin après y avoir déposé ce qu’il avait résolu de donner. Une corbeille pourtant bien particulière, car notre homme était un génie et il en avait garni le fond d’un discret coussinet qui recelait le dernier cri de la miniaturisation électronique : une machinerie merveilleuse qui faisait retentir une musique lorsque vous disposiez vingt francs ou plus et qui vous prenait en photo lorsque vous ne mettez rien du tout. Cette invention intéressa beaucoup l’Assemblée, mais ne recueillit pas ses suffrages car comme chacun sait, la règle veut dans ce pays qu’on s’abstienne à tout prix de se faire remarquer.
Vint le tour du paroissien-retraité, autrefois ministre du très saint Evangile de notre Seigneur. Il fut prié de s’avancer et les gros souliers – dont comme toujours il était chaussé lorsqu’il venait au culte – dessinèrent dans l’Assemblée un sourire amusé de sympathie. Il fut invité à présenter sa solution et, surprenant tout le monde, il se mit à raconter une histoire.
La voici, telle qu’elle se trouve consignée par une main scrupuleuse dans le registre des procès-verbaux : « Dans cette paroisse de montagne qu’il m’a été donné de desservir, raconta-t-il, le ministère voulait que, pendant la saison d’alpage, le pasteur prenne son sac de montagne et s’en aille par les sentiers faire la tournée de ses paroissiens en haut avec les troupeaux. J’étais donc monté pour faire visite au chalet.
Déjà la nuit était tombée et la lune, pleine, versait son argent sur le pâturage. Avec le maître, nous étions restés dehors, assis sur le banc à déguster une bouteille de derrière les fagots. Après un long moment de silence, seulement troublé par le cri de quelque bête nocturne, j’avais demandé :
- Ça fait depuis longtemps que vous montez ici ?
- Depuis des temps et des temps, m’avait-il été répondu, ce chalet existait déjà quand mon arrière-grand-père l’a acheté et d’autres, venus avant, avaient capté la source. C’est écrit dans les papiers. Quant au chemin, ça remonte à plus vieux encore. C’est mon père qui a construit le téléphérique, Moi, j’ai modernisé.
De nouveau le silence. Et puis, reprenant la parole, mon interlocuteur, gravement avait ajouté : « Nous sommes tous des héritiers. » Et de dire encore avec cette lenteur de ceux qui ont beaucoup médité : « Vous savez, nous n’avons rien apporté dans ce monde et nous n’en pouvons rien emporter. Il n’est rien que nous n’ayons reçu. Alors pour moi, cet héritage c’est un don. Un don pour que j’en vive, que j’en fasse vivre et que je le transmette à ceux qui viendront après moi, augmenté de mon travail, de mes peines et aussi de mon cœur, sans rien demander en retour. N’est-il pas dit dans l’Evangile : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. »
Voilà. C’est l’histoire de notre retraité, telle qu’elle se trouve conservée dans le registre des procès-verbaux de Monteauciel. Un lecteur attentif remarquera que le secrétaire n’y a pas mis de point final : c’est que depuis ce jour on ne manqua plus d’argent à Monteauciel. D’ailleurs on n’en avait plus besoin, car chacun se donnait soi-même « comme un parfum d’agréable ».
Alors ? Eh bien : Ainsi soit-il ! C’est, maintenant, ma prière. Pour vous. Pour moi.
Amen !