En ce temps de la Pentecôte, nous célébrons la venue de l'Esprit saint, du Souffle de Dieu, sur les apôtres; cette Puissance qui les a entraînés de la peur au témoignage, du repli frileux sur eux-mêmes à la mission jusqu'aux extrémités du monde. Il y a bien, à la Pentecôte, un feu, le feu de l'Amour divin qui embrase l'univers. Mais deux mille ans plus tard, où en sommes-nous ? Il me semble que nous pouvons ressentir fortement le décalage entre la vie de nos Églises souvent tièdes ou somnolentes et la ferveur, le rayonnement, de l'Eglise primitive. Nostalgie qui peut aussi naître d'une expérience plus personnelle: Qu'en est-il du feu de notre premier amour pour Dieu ? Notre foi ne s'est-elle pas assagie, attiédie, affadie, comme si nous nous étions résignés à avoir perdu la flamme?
Je vous propose de méditer à ces questions ce matin à l'aide d'un très beau texte du poète Philippe Jaccottet qui s'intitule "A la longue plainte de la mer, un feu répond ". Le poète parle d'abord de l'amour d'un couple, qui, fulgurant au commencement, peu à peu s'amoindrit. Le texte s'ouvre sur la question de la femme à son époux :
"Avons-nous vraiment perdu ce feu ? Est-ce qu'il ne peut flamber qu'à condition d'être bref et , en ce cas, comment ferons-nous ?"
A partir de cette question sur la perte du feu de l'amour humain, le narrateur va plonger dans ses souvenirs de l'Église de son enfance, de son pasteur - et ainsi des pertes de flamme du discours sur Dieu :
"Je me rappelai alors comment notre pasteur parlait de Dieu (...). De ces propos, de l'ennui dont ils étaient imprégnés et qu'ils dispensaient, je ne pouvais me souvenir sans dégoût. S'il fallait parler de Dieu, que ce fût comme en avaient parlé les prophètes, enveloppés, emportés par sa puissance : si le moindre vent du sud pouvait nous retourner le cœur, qu'était-ce que Dieu, sinon un vent capable d'absorber ce vent par sa seule approche ? Et dès lors comment était-il permis d'en parler sur le ton d'un maître d'école évoquant un grand capitaine entre un bâillement et un coup de férule ? Ou que ce fût comme en parlaient les saints : cherchant leurs mots, perdant leurs mots, perdant le souffle, comprenant ou plutôt éprouvant dans le fond de leur être qu'ils ne pouvaient en parler, qu'ils pouvaient seulement chercher des mots qui fussent comme des flèches lancées vers le lieu même qu'ils étaient sûrs de ne jamais pouvoir atteindre...
Il me semblait, peut-être à tort, que n'importe quelle insouciance de Dieu était préférable à ce glacial et placide usage de son nom (...) Que n'ouvrait-il donc un passage, cet homme qui s'était voué au service de l'Absolu, dans ces cloisons aux trop suaves tapisseries ! C'était cela qu'il devait faire, et déchirer, meurtrir, détruire; précipiter ces âmes trop paisibles, trop sérieuses aussi, dans un passage où s'engouffrerait, avec d'autant plus d'impétuosité que celui-ci serait plus étroit, le souffle de l'Esprit. Comment ces hommes, s'ils ont l'assurance de Dieu, ne sont-ils pas pleins à craquer de bonheur, comment se fait-il, s'ils savent d'expérience profonde, indubitable, qu'ils n'accomplissent ici qu'un exercice d'éternité, comment se peut-il qu'ils aient cet air timidement contristé de croque-morts ? Ou alors, s'efforçant de regagner les masses, et particulièrement les êtres jeunes, pleins de force, qu'ils prennent ces airs de chef scout, de représentant en bonne humeur ? Comme si leur sérieux et leur jovialité étaient également forcés, comme si ces défenseurs assermentés de la vie intérieure avaient fini par se réduire à un uniforme "
Portrait au vitriol des pasteurs, mais à travers eux aussi de l'Église institutionnelle et "embourgeoisée"; et je pense que beaucoup d'entre nous, paroissiens ou auditeurs de ce culte avons aussi cette image négative de l'Eglise. Une Église "essoufflée" après deux mille ans de christianisme et qui a perdu le feu de la première Pentecôte. Il faut savoir sentir et discerner, derrière ces critiques, toute la nostalgie d'une foi vivante, un immense regret d'un Dieu qui semble s'être éclipsé de notre monde et de notre quotidien :
"Cela n'est pas sans lien avec mon souvenir des pasteurs répétant comme une morne leçon ce qui fut proféré d'abord dans la tempête. O Dieu infiniment éloigné maintenant, et certains disent avec soulagement qu'il est mort. Dieu qui n'est plus qu'un souvenir de Dieu, sans force, sans autorité."
Comment réagissons-nous à la perte de cette flamme, à ce sentiment d'absence de Dieu, à son éloignement de nos préoccupations humaines, sociales, existentielles et même spirituelles?
Il me semble qu'il y a dans notre société occidentale deux grands types de réaction:
- L'une est tout simplement l'indifférence, ce qu'on a pu appeler "l'athéisme pratique". Si Dieu semble déserter ce monde, alors nous désertons-nous aussi la question ? Dieu ou tout questionnement religieux ou ultime deviennent un non-sens ! Je ne veux pas faire un portrait par trop caricatural de notre société de consommation, mais on peut voir que cette société dans laquelle nous vivons est basée sur le postulat d'indifférence généralisée pour les questions spirituelles. J'ai parfois l'impression que dans notre vie quotidienne, nous nous gavons, que ce soit de travail, de loisirs tellement programmés, de culte à la nouveauté, de besoins vite comblés qui en appellent d'autres, sans fin. Nous risquons de nous créer un monde illusoire, un monde virtuel, censé combler tous nos manques. Quelle place reste-t-il dans un tel univers pour des moments de retraits - et de retraite - de silence, de vide, par où peut-être une petite brise légère pourrait se faire entendre, qui serait la voix discrète de Dieu lui-même !
- L'autre réaction, qui vient souvent des hommes et des femmes profondément religieux, est de chercher à combler par nos propres forces spirituelles ce vide laissé par l'éclipse de Dieu. C'est le sentiment que j'ai devant ce qu'on appelle le "retour du religieux" ou ce qu'un sociologue a pu appeler "la revanche de Dieu". Que cela se traduise par une tendance intégriste et moraliste dans la plupart des grandes religions ou par le syncrétisme du "New Age". Il y a à chaque fois comme une sorte de nouvelle Pentecôte qui nous est annoncée et proposée, une nouvelle immédiateté de la présence divine, une sorte de pureté originelle, par-delà le poids de l'histoire. N'y a-t-il pas là aussi un leurre ? N'est-ce pas encore la peur du vide, du manque, d'une certaine persévérance, qui fait que certains se raccrochent de toutes leurs forces à une tradition figée, à des dogmes indiscutables, à des morales codifiées ou à des expériences spirituelles extatiques ? Certes cela peut faire du bruit, mais que signifient ces tonnerres, ces feux, cette tempête ? On veut concurrencer les bruits du monde et l'on joue souvent sur les mêmes techniques publicitaires ou de marketing, avec le risque de faire de Dieu, un objet de consommation parmi d'autres ? Dieu pourtant selon la Bible, notamment dans le très beau texte de sa manifestation à Elie sur l'Horeb, ne se révèle pas dans le spectaculaire, mais dans l'intimité d'une Parole proférée au cœur du silence. Si nous parlons à la place de Dieu, même très religieusement, nous n'ouvrons pas un espace propice au déploiement de Sa Parole.
Alors n'y a-t-il le choix qu'entre des Eglises embourgeoisées, occupées à remuer les braises d'un feu depuis longtemps éteint, une société de consommation qui bannit toute préoccupation ultime, ou des mouvements religieux si bien adaptés à notre époque que Dieu devient un simple objet de consommation ?
Philippe Jaccottet, dans son très beau texte, nous propose une troisième voie, qui me semble très proche de l'expérience d'Elie, et que nous pouvons aussi transposer dans chacune de nos existences:
"Quand je demandais au pasteur de parler comme les prophètes ou comme les saints (c'est-à-dire comme ceux qui vécurent une fois le commencement ou comme ceux qui ne cessent de le revivre, retrouvant d'un bond la proximité et le feu) je faisais fausse route, car je l'invitais à singer une violence qui n'a de sens que naturelle. Je devais comprendre que pour lui aussi, Dieu s'était éloigné et affaibli ou obscurci, que sans doute sa situation n'était pas enviable, et l'une des plus difficiles. Mais ne pouvant admettre non plus qu'il continuât de tisonner un feu éteint en ressassant de vieilles formules, il fallait que je cherche une autre voie encore : le chemin de qui se refuse à trahir la plénitude, même quand celle-ci paraît infiniment éloignée et douteuse, même quand on ne sait plus où la chercher, même quand tout la bafoue. Ce qu'un poète a nommé, justement, la fidélité.
Si l'homme qui veut parler de Dieu a perdu le tonnerre, le feu, la tempête, s'il n'a jamais connu le prodigieux vol de l'âme vers l'abîme des hauteurs, s'il est cet anonyme que ne pare nulle grâce exceptionnelle et qui traîne de jour en jour sa timidité, son souci, sa gaucherie, cet homme que divers liens enchaînent et de qui les pas seraient plutôt embarrassés ou boiteux qu'ailés; ce serviteur à qui sa religion n'a même pas donné un costume d'or pour l'aider à rayonner, même pas le secours de la beauté, mais l'uniforme d'un juge pauvre, si cet homme là maintenant, pour comble, se voit la charge de parler non contre des hommes aussi démunis, aussi minables que lui, mais contre toutes les puissances déchaînées de la destruction, comme si précisément l'orage, les flammes, les tempêtes étaient passés à l'ennemi et devenus faux orages, fausses flammes, faux tourbillons, mais d'autant plus efficaces que faux, que lui reste-t-il à faire ? Ayant connu la vraie plénitude, il sait qu'elle n'est pas de même nature que ce vacarme, que ce remplissage; ayant connu le vrai commencement, il sait qu'il ne peut se confondre avec la frénésie du neuf, le désir de changer à tout moment, l'agitation inséparable du refus du passé. Mais qui lui donne autorité ? Personne, sinon l'invisible, l'insaisissable et le lointain; sinon le méprisé, le haï, le refusé. Encore cet insaisissable n'est-il pas seulement pour les autres, mais aussi pour celui qui s'est mis à son service : comment doit-il, comment peut-il parler encore de cette source qui paraît perdue, et opposer cette source, opposer cette larme brève à tout ce qui brille, flamboie, gronde, se déchaîne parmi les hommes, tout près de nous, sur nous ? Si je comprends qu'il ne peut pas vociférer à son tour sans artifice ou tricherie, qu'il ne peut pas davantage parler avec l'assurance de ceux qui ont forcé l'altitude et vu fondre à la lumière divine les apparences les plus monumentales, quelles armes lui prêterai-je encore, sinon précisément l'absence d'armes et le dénuement le plus grand ?"
Attitude proche de ce qu'a dû apprendre Elie sur le mont Horeb. Un Elie qui ressemble à nos Églises dans notre monde contemporain. Elie qui se sent sans influence dans la société, rejeté au nom de dieux plus attrayants et plus "efficaces", Elie qui se retrouve solitaire et désespéré sur la montagne de Dieu. Elie revient à la source de sa foi, là où dit-on, Moïse a reçu les Tables de la Loi dans le tonnerre, la tempête et le feu. Elie est plein de nostalgie pour ces temps de plénitude et il voudrait les revivre, que ce passé se répète, pour faire revenir le peuple à la foi et à la ferveur des ancêtres. La tempête est bien là sur la montagne sainte, mais Dieu n'est pas dans la tempête; il y avait aussi un vent violent, mais Dieu n'est pas dans le vent, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu. Elie doit renoncer à sa nostalgie de plénitude, à ses phantasmes de toute puissance et de spectaculaire, pour entendre et discerner la voix de Dieu dans la solitude et le silence, comme un murmure doux et subtil, quasiment imperceptible.
A nous aussi de vivre cette fidélité à la source, même si nous n'en percevons plus que le bruit lointain; sans nous lamenter sur nos Églises, sur leur médiocrité, sans nous désespérer de la pauvreté de notre foi et de la tiédeur de notre amour, sans fantasmer sur le succès d'autres mouvements religieux qui risquent fort de n'être qu'un feu de paille, sans durée, sans nous laisser étourdir par les vacarmes du monde. Par cette fidélité, nous pourrons redécouvrir au creuset de nos fragilités, cette présence discrète et aimante d'un Dieu, qui ne s'impose pas, mais qui discrètement murmure son Amour à la porte de chaque cœur.
"… comme si par les failles de la beauté, par les blessures, par le manque, s'engouffrait le souffle douloureux et fabuleux qui nous porte inlassablement au-delà du manque et de la faute."