Écouter le culte :
Dites, est-ce que ça vous arrive de lire la Bible ? Je veux dire – tout ! – dans la Bible ? Si je vous pose la question, c’est que l’autre jour, je suis tombé sur le texte de Nahum. Vous lisez Nahum ? Moi – autant vous le dire – ce n’est pas ma lecture de chevet ! Dieu exigeant et vengeur. Dieu terrible. Dieu qui ne laisse rien passer ! C’est dans le texte ! De même que son indignation ! Sa colère !
Bien sur ! Le monde n’est pas comme Dieu voudrait qu’il soit. Et je conçois que Dieu puisse en éprouver quelques peines ! Mais franchement ! De là à se mettre dans tous ses états, tout de même, Seigneur un peu de modération ! Parfois, une question m’effleure ! Je la sais impertinente en ce jour ! Mais je vous la partage : Luther a-t-il vraiment eu raison de vouloir rendre la Bible accessible à tous ?
Car enfin quand je lis ces mots chez Nahum : «Sa fureur déferle comme l’incendie !» Je me dis qu’il y en a qui ont brûlé des Corans pour moins que ça ! Pour être franc avec vous ! Dans la Bible, il y a des textes que je redoute. Je les lis du bout des lèvres et encore ! Parfois je les évite ! Je les lis en croix ! La lecture en croix, c’est une lecture chrétienne. Je me suis fait ainsi une petite sélection, quoi ! Bien à moi ! Une Bible dans la Bible !
Théologiquement, je sais que ça ne tient pas la route. Je sais que ça ne se fait pas ! Que c’est douteux ! Et que des collègues me le rappelleront sans doute à la sortie du culte ! Mais c’est plus fort que moi ! J’ai mes textes qui me rassurent. Et puis zut : au fond M’sieur le pasteur, y’a pas de mal à se faire du bien non ?
Et à ceux qui seraient tentés de me jeter la première pierre – j’invoquerais la compagnie de Luther qui répugnait à canoniser l’épître de Jacques ! Non, pour tout dire, il y a dans la Bible, des textes que je redoute ! Tiens, comme le texte du jeune homme riche ! A chaque fois que je le lis, ce texte, j’en ressors aussi triste que le «jeune homme». C’est dire, lui et moi, nous avons en commun cette tristesse et un certain du sens du devoir !
Mais à part ça, la comparaison, s’arrête là. Ce jeune homme, c’est un homme remarquable ! Il a une rigueur qui m’épate. Devant Jésus, notre homme s’agenouille. Quel beau geste ! Ses pères s’étaient prosternés devant le veau d’or, lui ne se courbe pas devant n’importe qui ou n’importe quoi. Est-ce que vous vous êtes déjà posé la question de savoir devant qui ou devant quoi vous vous prosternez en ce monde ?
Certes, le jeune homme – emporté par son élan – en fait juste un peu trop. L’imprudent appelle Jésus : «bon maître» et Jésus le reprend sévèrement : «Nul n’est bon, que Dieu seul ! » Jésus refuse catégoriquement la dévotion et l’allégeance. Il s’affirme comme l’humble serviteur d’un plus grand que lui. Mais excepté cette déférence mal placée, ce jeune homme est un homme remarquable, un homme de bien.
La loi, il l’applique avec zèle, il ne cherche pas à la contourner. Il n’a rien d’un hypocrite, l’homme est droit, foncièrement droit ! La loi lui demande de donner la dîme : il donne la dîme ! Vous donnez la dîme, vous ? Moi ? Euh, ben, je crois que je me réserve le droit de répondre hors antenne ! C’est une question trop personnelle. Ce qui est sûr, c’est que si je donnais la dîme, enfin si nous donnions tous ensemble la dîme, eh bien notre paroisse, notre Eglise, le CSP n’en seraient pas là où ils en sont !
Croyez-moi, le jeune homme riche est un homme de bien ! Et je me prends à rêver : que serait notre monde s’il n’y avaient que des hommes comme lui ! D’ailleurs, même Jésus est touché, ému, «il le regarda et se prit à l’aimer». Et voilà que cet homme magnifique va se prendre «une brossée» monumentale et moi avec ! Je sais trop bien ce que j’ai en commun avec cet homme : «Une seule chose te manque ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suis-moi.» Quel coup, mes amis, un vrai uppercut qui laisse le jeune homme groggy et qui ébranle même les disciples et qui me laisse dans les cordes.
A ce moment là du texte : une voix venue de loin se glisse en moi et siffle : «Jésus a-t-il vraiment dit ?» De la Réforme, j’avais retenu la grâce. Ah la grâce, sola gratia ! Dieu qui se penche vers nous, Dieu qui ne veut pas nous accabler, ni nous condamner, ni nous culpabiliser. Ben là, franchement, c’est raté ! La sévérité de Jésus m’accable, ce manque d’indulgence me dérange ! Le jeune homme est triste et je suis triste pour ce jeune homme et pour moi aussi !
Mais remarquez que cette tristesse est noble. Elle est le fruit d’une lucidité. Le jeune homme est digne jusque dans la défaite et sa tristesse l’honore. D’un bout à l’autre du récit, jamais il n’a été prétentieux, ni superbe, ni suffisant et le voilà qui passe par une prise de conscience spirituelle douloureuse : il mesure l’écart qu’il y a entre lui et Dieu. Il comprend qu’il n’y arrivera pas, que trop de choses le retiennent et l’empêchent. Devant Jésus et malgré sa foi, malgré sa fidélité, le jeune homme découvre qu’il était un dilettante ; en quelque sorte «un touriste».
Au fond, ce n’est pas Dieu qui est étrange, contrairement au titre de cette série de prédications à la Cathédrale. C’est juste nous qui sommes étrangers à lui. Voilà le jeune homme écorché, raboté, dépouillé, labouré. Voyez-vous s’il y a une souffrance salutaire c’est bien celle-ci, mais c’est la seule ! La seule ! La souffrance de se voir tel qu’on est ! C’est la souffrance par laquelle Luther a passé pour finir par être libéré par Dieu. Et c’est la même souffrance par laquelle tant d’hommes et de femmes ont dû passer pour se laisser habiter par Dieu. Car c’est bien là l’enjeu : que j’appartienne à Dieu.
Que j’appartienne à Dieu, quel programme ! Je le sais au dessus de mes forces. J’appartiens à tant de choses et tant de choses m’appartiennent. Quand je lis ce texte, je désespère de moi, parce qu’il y a de quoi. Mais j’espère qu’un jour, prochainement, le plus tôt je saurai consentir à m’en remettre à Dieu et découvrir que rien ne lui est impossible – selon les mots fulgurants et lumineux de Jésus. Découvrir que rien n’est impossible à Dieu, ni même de me regarder tel que je suis et de m’aimer. Rien n’est impossible à Dieu, pas même de compter sur moi.
Quand Dieu nous visite, c’est inconfortable et il ne faut pas se le cacher. Quand Dieu nous visite, il éclaire toutes nos zones d’ombres. Et il nous accorde ce don douloureux de nous regarder en toute lucidité. L’expérience est décapante, exigeante. Sans compter que l’opération se fait sans anesthésique, Dieu nous visite à vif. C’est douloureux de se découvrir comme Dieu nous voit. Mais comment s’émerveiller de sa grâce de Dieu si l’on ne passe pas par là ?
Décidément la grâce n’a rien d’un amortisseur. Elle est exigeante, elle n’a rien d’un narcotique ou d’un sédatif. C’est sans doute cette marche nocturne, cette prise de conscience douloureuse et lucide que nous sommes en train de vivre en église, notre église si anémique, si misérable, si vulnérable.
Certes nous résistons encore. Nous nous débattons, comme de beaux diables. Nous luttons de toutes nos forces pour garder notre visibilité. Nous faisons tout pour qu’on nous aime. Mais viendra le moment où nous déposerons les armes. Et où nous nous agenouillerons devant Dieu, en comptant sur lui, rien que sur lui et où nous goûterons à sa grâce ! Ainsi soit-il !